Petits boulots
À Theodoros
Mon fils
travaille chez un ferrailleur
il rentre brisé
il travaille comme garçon de café
pour les pourboires
les regards le détruisent
mon fils rend des services
le soleil meurt en lui.
Mon fils récolte les olives
ses mains noires d'amertume.
Mon fils est bon
et beau
tout le monde l'aime.
On l'appelle parfois
pour d'autres travaux
et parfois
on l'appelle du ciel
pour faire l'ange
et monter les blessés.
Cet enfant fait l'ange. Le messager. Il traduit un texte dont il a perdu l'original, dont l'original n'existe pas. C'est un poète.
L'ange fait la navette. Entre le ciel et la terre. S'il est tombé, comme Sotiris de son arbre, c'est pour aider ceux qui n'ont pas eu sa chance. Ceux qui l'ont échappé belle, qui se sont remis de leur chute. Les pas tués pour de bon. Les survivants. Car il n'est pas une victime. Un ange endormi. Lui, il a les yeux écarquillés et il regarde. Il regarde en arrière. C'est ainsi qu'on est prophète en son pays. Dans cette ville dont les morts sont les rois, « nul désormais ne connaît mieux l'avenir que les morts ».
Ce « prophète qui regarde en arrière », c'est l'historien. Selon Walter Benjamin. L'Ange de l'Histoire -l’Angelus Novus, le tableau de Paul Klee-, son visage est tourné vers le passé, mais une tempête s’est levée, venant du Paradis, elle l’emporte vers l’avenir.
À quel rendez-vous mystérieux nous convie ce livre? Entre les générations passées et la nôtre. Que réclament-ils, ces noms surgissant à l'improviste, qu'exigent-ils de nous? Et qu'en recevons-nous? Quel indice secret? Quel faible souffle? Et se transformera-t-il en impératif, en injonction, et à quoi? Agir? Transmettre? Lire? C'est ce que nous faisons, avec les images devant lesquelles nous nous arrêtons. Nous les fixons. Nous essayons. D'empêcher la « disparition des visages flous ». De la retarder. Ceux qu'on n'a vus qu'une fois, nous tâchons d'évoquer leur visage: « pour bricoler une perte tolérable. »
L'enfant a grandi, c'est maintenant un beau palmier. Une belle aventure. Un bateau, et il s'en va.
« Oui mais
le bateau qui s'en va
le bateau qui s'éloigne
porte ma mémoire. »
L'amour n'est pas absent de ces Zones sinistrées. La femme, le temps d'un éclair. La poésie, même si nous pouvions donner un peu plus, ne pas laisser tomber si vite. L'amour, on le cueille comme les fruits du néflier. Ou il vient après bien des années. On ne se sent pas moins mortel.
Le palmier
Il y a des années par hasard
dans le jardin de mon père
j'ai trouvé par terre un palmier
pas plus grand qu'une main d'enfant
à quoi bon le planter
m'a-t-il dit
tu ne le vois pas?
Je l'ai pris et l'ai planté.
Si aujourd'hui l'on vient dans mon jardin
on verra un palmier immense
jusqu'à la cour du voisin lançant ses branches
et il chante
et lorsqu'on me demande combien j'ai d'enfants
je dis cinq dont l'un a failli mourir.
Mon palmier a l'âge de ma fille -la seconde-, et c'est peu dire qu'il me dépasse. Il porte des fruits que je ne cueillerais pas, si je pouvais les atteindre, ils ne seront jamais des dattes. Ils n'auront jamais le goût des nèfles. De celles qu'on cueille à Naples ou à Chypre. Ses branches, elles feront les Rameaux, et d'autres encore, et il ne faudra pas compter sur moi pour les bénir. Ni sur ma cisaille, malgré son manche télescopique étirable jusqu'à 4.10 mètres, ni sur l'échelle que me prête gentiment un voisin. Ni sur l'élagueur qui sonnera à ma porte, il aura beau insister, je ne paierai pas pour qu'il s'électrocute. Tant pis si mon arbre n'est pas présentable au moment d'aborder le ciel. Tant pis s'il paraît échevelé. On dira de mon jardin qu'il n'est pas impeccable, et on aura raison. Que j'arrive les mains vides, mais je sais quoi répondre, quelle excuse trouver, avec ce buis que j'ai dû couper, avant que la pyrale ne l'attaque.
Zones sinistrées
Ce n'est pas ma voix ce que j entends résonner dans la chambre obscure. Immobile et muet que j'étais toutes ces années dans une nuit de rêverie et de méditation son silence a dû prendre racines dans la bouche de la personne qu'il fallait. Quelqu'un sachant si bien parler qu'il a précisément deviné ma voix.