Voici que je dois me plier à un exercice difficile, aussi difficile que de parler d'un recueil de poésie, raconter des nouvelles et des contes, qui ne sont liés par rien d'autre que le choix de l'éditeur qui y aura trouvé des liens thématiques, une coloration commune qui peut aisément échapper à l'attention du lecteur. Pourquoi est-ce si compliqué de « juger » d'un ensemble de textes ? parce que forcément, certains nous parleront plus que d'autres, toucheront une corde plus sensible, entrant en résonance avec un thème qui nous habite. Ici, nous aurons droit à 10 nouvelles, plutôt courtes, qui me semble liées par un thème : celui des passions tristes et impossibles, sur un ton volontiers poétique et onirique.
À travers ces dix récits, Zdravka Evtimova dresse un univers fait d'étrangetés et d'atemporalité. Impossible de déterminer à l'avance une époque : on se croit plonger dans un monde médiéval et lointain, et voilà qu'apparaît, comme un cheveu sur la soupe, la mention d'un ordinateur, d'une voiture, d'auteurs français comme Flaubert ou Maupassant ou bulgares Slavéikov ou Yovkov. Une atemporalité qui rend mieux l'impression d'universalité de ces contes et nouvelles. Car que nous raconte-t-on dans « Sang de taupe » sinon l'avidité des hommes ? Une femme qui tient une animalerie voit un jour débarquer une vieille dame frêle et fragile, d'une maigreur à faire peur, tourmentée par le chagrin. Celle-ci lui demande du sang de taupe, parce qu'il serait le seul moyen de sauver son fils de la mort. Touchée, émue, prise simplement de compassion, la vendeuse s'entaille la peau et dépose dans un flacon trois gouttes de son propre sang. Quelle n'est pas sa surprise quand elle voit débarquer dans sa boutique, le lendemain, un vieil homme qui lui demande à son tour du sang de taupe ! Et de lui saisir le bras, de le lui entailler et de voler son sang devant le refus de la vendeuse, prise de peur. Et le lendemain, quelle n'est pas son horreur de constater une longue file de gens, armés d'un couteau, devant sa petite boutique…
Comme dans nos contes traditionnels, on y croisera des figures d'ogres et de sorcières. Maria, dans « La Faim », qui se met à dévorer tout ce qui passe à sa portée, sans jamais pouvoir s'arrêter, car le maître des lieux a chassé celui qu'elle aimait. Une faim dévorante pour combler son manque amoureux. Mademoiselle Daniela, sorcière moderne, qui détient tout le village et tient les hommes et femmes sous sa coupe grâce à l'argent, Daniela fascinée par Boriana, qu'elle emploie dans son auberge et qui se prostitue contre un léva, sauf le mardi où elle le fait gratuitement pour se sentir libre. Daniela qui voudrait lui voler cette liberté et la garder près d'elle jusqu'à l'éternité. Ou encore la mère de la narratrice de « Les lettres », vieille femme que l'on devine méchante et aigrie, qui prend un malin plaisir à envoyer des lettres assassines aux prétendants de sa fille, qui tous fuient devant le portrait désastreux qu'elle leur dresse.
À l'image de la narratrice de la nouvelle « D'un bleu impossible », le recueil éponyme nous fait deviner un autre monde derrière les pages. Pour la narratrice, c'est une simple feuille de papier qui lui fait voir et entendre la mer. Un recto envoûtant, pour elle qui voudrait être écrivain, et qui l'empêche de vivre, elle qui ne se projette plus dans le monde qu'à travers cette page qui sent la marée et la brûle comme un soleil.
L'environnement des personnages est propice au merveilleux, les châteaux isolés sur les collines, les campagnes désolées, les maisons qui n'ont ni murs ni fenêtres et qui nous renvoient aux maisons en pain d'épice ou les maisons de paille de notre enfance. le temps privilégié est celui de la nuit, quand sortent les animaux nocturnes, les loups et les hiboux qui ont peuplé l'imaginaire populaire, effrayants voire dangereux, puissants signes évocateurs. La nuit, un espace propre aux rêves, une invitation à laisser le rationnel de côté pour être guidé par son inconscient où l'étrange a toute sa place. le rêve qui dévoile les illusions et met au jour les apparences et les faux-semblants. Et les métamorphoses ne sont pas oubliées, et si ce n'est pas par la main de Circé, c'est le fait d'un monde inquiétant, qu'il soit pollué au point que l'humanité doive passer dans des cabines de mort pour se purifier, ou qu'il instaure un impôt pour appartenir à un sexe. C'est ce qui arrive au malheureux Sean, qui ne pouvant payer l'impôt, se voit transformer en un bloc de granite, prêt à tout surmonter pour l'amour de sa belle qui lui a promis de l'attendre, lui et seulement lui. Et dont le coeur trahi deviendra un rubis qu'on lui arrachera.
C'est avec plaisir que j'ai plongé dans l'univers fantasque et insolite de Zdravka Evtimova. le merveilleux n'est jamais loin de nous et nous cueille parfois avec surprise, surgissant au détour d'une page et nous happant avec délice dans ce monde étrange et parfois inquiétant que l'on nous dessine. Par certains points, ce recueil m'a rappelé le roman d'Olga Tokarczuk Dieu, le temps, les hommes et les anges dans lequel le merveilleux, l'onirisme et le conte populaire ont la part belle et nous raconte, comme avec D'un bleu impossible, l'humanité dans son plus simple appareil.
Nous y croiserons des ogres et des sorcières, des vendeuses de sang de taupe et des gendres suborneurs, des chiens fidèles qui nous rappellent un (dés)amour et des mangeurs de couleuvres qui désirent se marier, un marchand stérile et un maçon fainéant, des écrivaines et des traductrices qui se nourrissent du bruit des vagues et des lignes noires sur le papier. Une poésie -presque- du quotidien jaillit de ces feuilles et saura vous envoûter et vous séduire sans doute possible.
Je remercie Babelio et les éditions le Soupirail pour cette belle découverte.
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