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Citation de Charybde2


Le 12 décembre 2014, j’ai commencé à prendre des photographies des gens qui lisent dans le métro.
Je sais pourquoi.
Au début, je voulais sans même qu’il le sache, donner tort à quelqu’un. Il pensait, entre autres catastrophes annoncées, que les gens ne lisaient plus. Je voulais accumuler des preuves contre cette conviction pessimiste qui veut que le livre soit menacé d’extinction, espèce parmi les espèces.
Ce quelqu’un était l’homme avec lequel je vivais encore, mon mari, que je n’identifierais bientôt plus que par la périphrase de l’inaliénable, le père de mes enfants. J’allais mal. Nous allions mal. Nous allait mal. Plus rien ne semblait avoir de sens. La phrase est figée, le constat blanc, protocolaire, mat. Elle énonce ce qui tient encore lorsque tout le reste vacille et finit par céder. Plus rien ne semblait avoir de sens que le délitement de ce qui avait duré, ce qui s’était construit, au bout du compte bancal, entre les étais de nos volontés. Nous avions été présomptueux comme tout le monde. Nous nous étions sentis protégés par nos ardeurs de conquête, la rapacité jeune, et notre certitude d’être différents, comme tout le monde, de savoir échapper à l’usure. On croit bien faire, mais c’est toujours comme ça, il faudrait prévoir qu’on ne peut jamais prévoir.
Nous nous séparions.
Ce n’était pas une décision qui aurait été prise, c’était un long mouvement de détachement. Nous nous séparions, nous commencions tout juste à nous séparer, nous n’en finissions plus de nous séparer.
Une rupture. C’est toujours soi, à l’intérieur de soi, que ça rompt.
Je voulais aussi, en prenant dans mes trajets quotidiens des photographies des gens qui lisent, trouver dans mon existence quelque chose pour tenir. Je me demandais : à présent, comment vivre ? Je me demandais : où trouver le sens ? J’étais un cerveau à ciel ouvert. Je pensais que l’action nous manquait. Non pas à nous seulement, ce nous-couple à présent découplé, mais à nous tous, dont les vies extérieures ressemblent à des colliers de perles. Ce n’était pas que l’action avait disparu, mais elle s’était absentée dans sa forme visible, dans sa forme pleine et digne. Elle avait mué, troqué son enveloppe ample contre une autre plus petite, comme dans une croissance à rebours, envers exact de l’expansion des gardes-robes d’enfants. Plus de décisions, plus de seuils, plus de franchissements grandioses, plus d’épique, plus d’élan plus loin que les vacances prochaines, la seule évasion qu’il nous restait, régulière, organisée, solennelle. Et jusque-là, le lent surplace des semaines. L’action ne s’inscrivait plus que dans des périmètres gardés, le confort d’un appartement, la familiarité d’un bureau, périmètres lacés des servitudes continuelles, douces quand bien même, puisque c’est commode les limites, les étroitesses, rassurant, le pré carré gestionnaire, administratif, intendant, changement d’échelle, changement à grande échelle, réduction, retranchement. L’action s’était abrégée en actes, puis en gestes, et de ces gestes, ce serait la répétition, cette répétition dont les corps en fatigue sont tous frères, qui tiendrait lieu de seule grandeur.
La vie, quel est son diminutif ?
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