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Citations de Éloïse Lièvre (32)


Lorsque je rencontrai sur ma route urbaine, en plein hiver, nuit tombée déjà alors qu'il n'est pas si tard, le lecteur d'Alcools d'Apollinaire, penché, recueilli, semblant célébrer solitairement les cent ans d'une blessure de guerre, le titre du poème me revint soudain en mémoire, comme un éclat d'obus sur la tempe. L'"Adieu". Tout peut être relativisé, mais un mot est un passage secret. L'adieu, qui n'avait rien d'aussi dramatique ni d'aussi définitif que dans ces vers, était ce à quoi il fallait enfin se résoudre. (p. 74)
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Je monte dans la rame. Les gens sont debout, ils sont assis. Ils sont vêtus, apprêtés, chargés. Ils sont opérationnels. Ils sont exploitables et conformes. Ils ont toutes les formes, toutes les teintes de l'obéissance, de l'embrigadement compréhensif, de la conscience du nécessaire. Ils sont civilisés. Ils sont intégrés. Ils sont courageux. Mais je monte dans la rame et mon regard traque, j'ai besoin d'être rassurée, mon regard traque ceux qui ont quelque chose en plus, dont la modernité marchande a fait quelque chose de moins, ceux dont les mains expressives tiennent un livre ouvert, ces rectangles de reconnaissance (...) (p. 90)
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Le 12 décembre 2014, j'ai volé la première photographie. Ce ne fut pas seulement une source d'exaltation personnelle. Ce ne fut pas autre chose que l'amorce d'une résistance. (p. 18)
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Les mains du lecteur sont celles d'un berceur en même temps fervent, une espèce de prieur. La photographie saisit ce que peut-être le lecteur tient dans ses mains refermées, l'une dans l'autre, exactement ce que dit le titre du livre de Zafon : l'ombre du vent. (p. 139)
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Quand la vie commence la vie a déjà commencé. Nous sommes tout d'un coup, nous avons une seconde de vie, puis une minute puis une heure puis un jour. Nous sommes déjà nous-mêmes car ceux par qui nous sommes tiennent beaucoup à ce que nous soyons cet être-là, singulier, emmailloté dans leur fierté. Mais ce qui ne se dit pas, c'est que nous sommes aussi ce qu'ils sont, ont été, nouveaux-nés déjà vieux de leurs années, lestés. Nous sommes aussi ce qu'ils veulent que nous soyons, et une réponse aux attentes plus ou moins discrètes, plus ou moins impatientes, des grands-parents, les émerveillements ou les jalousies des oncles et des tantes, le serti d'une famille.
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La bibliothèque des éboueurs d'Ankara a une soeur en France. Je tombe sur elle par hasard et c'est mon âme soeur aussi instantanément. Elle s'appelle la Bibliothèque Fantôme et son créateur Ludovic Cantais. Ludovic est artiste, photographe et réalisateur. Il s'intéresse aux objets, à l'abandon, à la poussière, tout ce qui fait vestige, trace. Un jour, il s'est mis à recueillir les livres abandonnés dans la rue. (p. 259)
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(...) et je me laisse obséder par cette formule en clair-obscur, héroïque et silencieuse, l'Armée des ombres, pour en revêtir les liseurs, nous, les veilleurs. (p. 84)
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Les livres sont des objets du monde. Concrets. Odeur des livres cette antienne, ils sentent le doux ou le duvet ou le grain exactement de leur toucher, le renfermé des séjours encartonnés, les déménagements, leur grand désordre durable, leurs égarements, les hivers caverneux, humides, les feux de bois de la maison d'enfance. (p. 76)
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Jour après jour, les photographies des gens qui lisent composent un journal intime, mais ce n'est pas le mien. C'est un journal intime commun.
Il est question de compagnonnage. Il est question de ne pas être seul. Il est question d'être consolé. (p. 59)
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Je sais bien que le lieu de mes livres me reflète, que c'est même plus qu'un reflet, qu'il est la cartographie de ma vie et la projection dispersée de tout mon corps (...) (p. 317)
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6. « À trois mille deux cent cinquante-trois kilomètres de là, les éboueurs d'Ankara, tandis qu'Erdoğan fait mettre à l'index et détruire cent quarante mille livres, rassemblent ceux qu'ils récoltent dans les poubelles et finissent par installer dans une ancienne usine, elle aussi à l'abandon, une bibliothèque de cinq mille volumes ouverte jour et nuit.
La bibliothèque des éboueurs d'Ankara a une sœur en France. Je tombe sur elle par hasard et c'est mon âme sœur aussi instantanément. Elle s'appelle la Bibliothèque Fantôme et son créateur Ludovic Cantais. Ludovic est artiste, photographe et réalisateur. Il s'intéresse aux objets, à l'abandon, à la poussière, tout ce qui fait vestige, trace. Un jour, il s'est mis à recueillir les livres abandonnés dans la rue. » (p. 259)
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Les ancêtres sont descendus des canopées et l'homme a marché sur ses deux jambes. Il a fabriqué des outils, ouvert la voie de la technique, de cette mainmise sur le monde. Mais la fin dernière de la libération de la main de l'homme, ce n'était pas cela. L'homme s'est levé sur ses pieds et a découvert l'agilité de ses mains pour le don et la caresse, et pouvoir un jour tenir les livres et les lire.
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Il pensait, entre autres catastrophes annoncées, que les gens ne lisaient plus. Je voulais accumuler des preuves contre cette conviction pessimiste qui veut que le livre soit menacé d’extinction, espèce parmi les espèces.
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Des mains entrent dans le champ. Elles sont très pâles. Elles prolongent des poignets déliés et secs dont les attaches semblent graciles et sur lesquels les lumières artificielles déposent des alluvions plus clairs encore que la peau. Autour du poignet gauche, le bracelet brun d’une montre, où brillent deux micas. Ce sont des mains de femme. Elles jaillissent des manches d’un pull noir, débordant, lui, des manches d’un manteau sombre mais moins sombre, bronze. En vérité, des mains, on ne voit presque rien. Les pouces, ongles ras mais pas rongés, sur le bas de page, des poignets vifs, précis. Mains et livre sont posés sur un sac de toile beige dont un nombre et deux lettres visibles me permettent de deviner la provenance. Les mains tiennent le livre, fermement, elles l’agrippent comme pour forcer son ouverture. Je reconnais ce geste-là, un peu impérieux, un peu impatient, d’imposer au livre sa fonction, de vaincre la résistance de sa forme matérielle en faveur d’une relation impalpable, de la substance intactile des rêves, la lecture. Elle vient à peine de commencer ici, ce qui peut expliquer la petite insoumission concrète du livre, la courbe jolie, presque exaltée, tout près de la tranche, et le feuilleté de ses pages de gauche, un éventail de papier avide de liberté. Tout est presque noir autour. Mains, livre et sac font un îlot de clarté, et de cette enclave, le point culminant serait les pages ouvertes, planches de lumière où le lierre très sage des caractères d’imprimerie pousserait en treille, indéchiffrables pour l’observateur, comme le visage de la lectrice que la photographie se doit de réserver, et le titre de son livre que l’on ne connaîtra jamais. Mais le plus émouvant, ce sont les cinq fragments de lignes que la composition typographique et la respiration des paragraphes laissent blancs. Si l’on se concentre bien un instant, on arrive à ne pas voir que cela, ces canaux qui se jettent dans les marges ou les soulagent et irriguent le txte, ces trouées, ces persiennes désaccordées, ces sillons de labours excessivement parcellaires, ces rigoles pour l’écoulement du mystère, ces voies creusées pour tous, allée, impasse, appels d’air, des silences dont il faut faire chair.
C’est là qu’il faut être. Se glisser. Sur les livres, dans les blancs des pages, dans la lecture des lecteurs, il y a quelque chose encore à écrire.
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Le 12 décembre 2014, j’ai commencé à prendre des photographies des gens qui lisent dans le métro.
Je sais pourquoi.
Au début, je voulais sans même qu’il le sache, donner tort à quelqu’un. Il pensait, entre autres catastrophes annoncées, que les gens ne lisaient plus. Je voulais accumuler des preuves contre cette conviction pessimiste qui veut que le livre soit menacé d’extinction, espèce parmi les espèces.
Ce quelqu’un était l’homme avec lequel je vivais encore, mon mari, que je n’identifierais bientôt plus que par la périphrase de l’inaliénable, le père de mes enfants. J’allais mal. Nous allions mal. Nous allait mal. Plus rien ne semblait avoir de sens. La phrase est figée, le constat blanc, protocolaire, mat. Elle énonce ce qui tient encore lorsque tout le reste vacille et finit par céder. Plus rien ne semblait avoir de sens que le délitement de ce qui avait duré, ce qui s’était construit, au bout du compte bancal, entre les étais de nos volontés. Nous avions été présomptueux comme tout le monde. Nous nous étions sentis protégés par nos ardeurs de conquête, la rapacité jeune, et notre certitude d’être différents, comme tout le monde, de savoir échapper à l’usure. On croit bien faire, mais c’est toujours comme ça, il faudrait prévoir qu’on ne peut jamais prévoir.
Nous nous séparions.
Ce n’était pas une décision qui aurait été prise, c’était un long mouvement de détachement. Nous nous séparions, nous commencions tout juste à nous séparer, nous n’en finissions plus de nous séparer.
Une rupture. C’est toujours soi, à l’intérieur de soi, que ça rompt.
Je voulais aussi, en prenant dans mes trajets quotidiens des photographies des gens qui lisent, trouver dans mon existence quelque chose pour tenir. Je me demandais : à présent, comment vivre ? Je me demandais : où trouver le sens ? J’étais un cerveau à ciel ouvert. Je pensais que l’action nous manquait. Non pas à nous seulement, ce nous-couple à présent découplé, mais à nous tous, dont les vies extérieures ressemblent à des colliers de perles. Ce n’était pas que l’action avait disparu, mais elle s’était absentée dans sa forme visible, dans sa forme pleine et digne. Elle avait mué, troqué son enveloppe ample contre une autre plus petite, comme dans une croissance à rebours, envers exact de l’expansion des gardes-robes d’enfants. Plus de décisions, plus de seuils, plus de franchissements grandioses, plus d’épique, plus d’élan plus loin que les vacances prochaines, la seule évasion qu’il nous restait, régulière, organisée, solennelle. Et jusque-là, le lent surplace des semaines. L’action ne s’inscrivait plus que dans des périmètres gardés, le confort d’un appartement, la familiarité d’un bureau, périmètres lacés des servitudes continuelles, douces quand bien même, puisque c’est commode les limites, les étroitesses, rassurant, le pré carré gestionnaire, administratif, intendant, changement d’échelle, changement à grande échelle, réduction, retranchement. L’action s’était abrégée en actes, puis en gestes, et de ces gestes, ce serait la répétition, cette répétition dont les corps en fatigue sont tous frères, qui tiendrait lieu de seule grandeur.
La vie, quel est son diminutif ?
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Tous les livres sont des herbiers. (...)
lorsque Ludovic a commencé à recueillir les livres de la Bibliothèque Fantôme, il a aussi, par la force des choses, entamé une collection de marque-pages. Le mot est inexact, mais il n'en existe pas d'autre. Une photographie. Un signet de maison d'édition ou de librairie. Une carte postale. Une lettre d'amour. Un dessin d'enfant. Un morceau de tissu. Une fleur séchée. (...)
Ces bribes modestes de réel transforment les livres en herbiers, en albums, en écrins. Boîtes à moments. Memento mori. Bouteilles à la mer. Capsules de temps. (p. 305-306)
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Des mains des voyageurs naissent les métaphores.
Je l'ai surnommée la Petite Boxeuse. Les pages entre pouces et index repliés, le reste de ses doigts sont fermés serrés, contre couverture et quatrième, si bien que ses mains sont des poings prêts à se battre, suspendus en l'air, à l'affût du danger. Elle tient son livre au-devant de sa poitrine, les bras repliés, presque au niveau de son visage, de son menton que la photographie laisse deviner fin, insoumis. Garde haute. Position de combat. Derrière son livre, à partir de ses poings dressés, de son menton de petite insurgée, je lui compose un visage farouche. Elle lit -Un coeur simple- de Gustave Flaubert. (p. 127)
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Derrière les vitres des métros, il n'y a pas de paysages. Derrière celles des trains de banlieue, il y en a, je ne les regarde pas. Ce sont les mains des gens que je regarde. Ce sont leurs mains, mes paysages. (p. 123)
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Mais dans le métro des trajets laborieux, les livres ouverts projettent leur lumière, visibles et parfaitement clandestins, comme des regards, des hochements de tête imperceptibles, des codes, des signes de reconnaissance (...) (p. 83)
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Le dessin botanique d'un plant de ces fleurs orne l'édition de poche de - La Pensé sauvage de Claude Lévi-Strauss. Je l'observe minutieusement entre les mains de l'homme en face duquel je suis assise. (...) (...) La Pensée sauvage, "tant qu'elle n'a pas été cultivée et domestiquée à des fins de rendement".
Tous les matins, pour la plupart des gens, pris dans les rouages, c'est exactement la même chose, le même but, cette fin de rendement.
Dans La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss veut montrer qu'il n'existe pas qu'une seule manière de penser, de penser le monde, de le connaître et d'être au monde (...) (p. 88-89)
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