En tant qu'ingénieur travaillant avec des architectes, je suis toujours étonné de voir à quel point la photographie domine la façon dont le public - ainsi, bien sûr, que de nombreux architectes - voit et perçoit l'architecture. Au mieux, la photographie est la représentation habile et saisissante d'un bâtiment par un photographe compétent. Pourtant le bâtiment lui-même, pris dans sa réalité tridimensionnelle et dans son contexte, est toujours quelque chose de bien plus subtil et complexe que ce qu'une photographie peut en montrer. La photographie est une forme de tyrannie ; elle oblige l'architecte ou le designer à exprimer son oeuvres par quelques angles spécialement choisis, susceptibles d'en fixer une image mémorable, mais pas de rendre justice au bâtiment, ni aux jeux variés de la lumière et de l'ombre.
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Je m'interroge depuis longtemps sur le rôle de la photographie en matière d'architecture. Il est particulièrement significatif pour l'ingénieur. Une grande partie de notre action ne peut être rendue par la photographie, notamment cette qualité spécifique que l'ingénierie bien pensée peut apporter au projet. La photographie n'étant qu'une image en deux dimensions, elle a du mal à restituer la nature tridimensionnelle et la hiérarchie des éléments de structure et d'ingénierie.
Nous sommes devenus si intelligents quand il s'agit de faire ce qui nous fait plaisir, nous avons régressé quant à la pertinence de nos choix. Ceci, bien sûr, est une appréciation globale du comportement de l'humanité, une réflexion que l'on ne peut éluder face au pouvoir immense que nous confèrent, pour le meilleur et pour le pire, nos technonologies sophistiquées. Elles nous ont apporté d'innombrables bienfaits, elles ont aussi causé d'irréparables dégâts à la planète et à ses habitants (...). Et comme je l'ai déjà dit, les décisions concernant leur usage ne sont généralement pas prises par les ingénieurs. Pourtant les ingénieurs sont, comme nous tous, des citoyens du monde et, étant largement représentés dans les équipent qui déssinent les projets et déterminent ce qui doit être fait, ils sont en bonne position pour juger des conséquences humaines de ce que nous nous apprêtons à faire.
Le Mouvement moderne (...) découvrit que le travail des ingénieurs d'antan était en fait de l'architecture. L'idée est acceptée, aujourd'hui, que les ponts et les usines sont de l'architecture ; de même l'habitation et, au fond, tout ce qui se construit. Et cet esprit qui est censé animer les architectes, on le retrouve à la base de la planification urbaine et du paysagisme aussi bien que dans l'architecture intérieure et le design de mobilier. De nos jours, tout ce qui est fait par l'homme pour les besoins de l'homme doit être pensé et dessiné. Et dans tous ces domaines, des ingénieurs consciencieux tentent d'introduire cette qualité spirituelle et mystique qui est l'essence de tout art.
L'architecte, comme l'artiste, est mû par des considérations personnelles : l'ingénieur cherche avant tout à déplacer le problème vers un autre, dont l'enjeu concerne les propriétés de la structure, du matériau ou de tout autre paramètre impersonnel. Cette distinction entre invention et création est fondamentale pour comprendre la différence entre l'ingénieur et l'architecte, ainsi que la nature de leur travail respectif lorsqu'ils contribuent, chacun à sa manière, à un projet commun.