Il suspectait tous ceux qui, à son avis, portaient la marque d’une infériorité ou de la perfidie : les gauchers, ceux qui louchent, les rouquins, les contrefaits, les Juifs, les rêveurs. Avec le temps s’était formé dans son imagination un archétype du mal qui réunissait toutes les tares et se trouvait doté de pieds plats puants, de mains moites et de désirs dégoûtants. Ce sentiment était si fort que tous ses adversaires lui semblaient sentir mauvais. Il avait beau avoir classifié ses ennemis, il lui manquait de pouvoir les exterminer physiquement. Mais comme il devint terrible le jour où sa haine impuissante trouva un objet à sa portée et qui lui était soumis : moi ! J’étais gaucher et rêveur. Bientôt mes cheveux allaient lui sembler roux, il allait me trouver tout ce qui l’arrangeait.
Les enfants passaient l'autre moitié de leurs vacances dans les champs à voler des betteraves ou bien à la gare de marchandises à enlever le résidu de goudron des fentes entre les pavés pour jouer avec. Ils avaient d'abord essayé de le manger -tout était examiné selon son éventuelle comestibilité- mais c'était infect et ça restait collé entre les dents. Après, ils montaient à l'arrière des charrettes des paysans et volaient des rognures de betteraves à sucre. c'était de la nourriture pour bestiaux mais ça avait un goût sucré. Les betteraves des champs,ils les mangeaient avec toute la crasse collée dessus et se justifiaient auprès de leur sens de la propreté en se disant "cracra donne du gras".
Nous ne voulions pas admettre le caractère désespéré de nos efforts. Nous avions oublié à quel point notre situation était misérable. Nous placions nos actions dans une perspective plus large que celle de l'avantage du moment. Nous avions la vague idée d'une lutte commune, d'une victoire sur le lendemain par mille combats acharnés. Mais nous venions pour la plupart de quartiers ouvriers révolutionnaires. Peut-être n'aurions-nous pas eu cette idée s'il n'y avait pas eu aussi l'instinct de légitime défense, de la défense ultime.
Les indigents tartinaient les murs de bouillie parce qu'il s réalisaient à quel point c'était triste et indigne de devoir bouffer cet orge même s'ils allaient crever de faim après . c'était un sacrifice, c'était de la fierté. Ils ne protestaient pas seulement contre la faim, mais aussi contre la condamnation à cette existence qui les emplissait d'une rage sans borne, et contre la pression de la perpétuelle inquiétude, de cette interrogation :comment est-ce que je vais calmer ma faim aujourd'hui?