Si, sur une toile blanche, je disperse des sensations de bleu, de vert, de rouge, à mesure que j’ajoute des touches, chacune de celles que j’ai posées antérieurement perd de son importance. J’ai à peindre un intérieur : j’ai devant moi une armoire, elle me donne une sensation de rouge bien vivant, et je pose un rouge qui me satisfait. Un rapport s’établit de ce rouge au blanc de la toile. Que je pose à côté un vert, que je rende le parquet par un jaune, et il y aura encore, entre ce vert et ce jaune et le blanc de la toile, des rapports qui me satisferont. Mais ces différents tons se diminuent mutuellement. Il faut que les signes divers que j’emploie soient équilibrés de telle sorte qu’ils ne se détruisent pas les uns les autres. Pour cela, je dois mettre de l’ordre dans mes idées ; la relation entre les tons s’établira de telle sorte qu’elle les soutiendra au lieu de les abattre. Une nouvelle combinaison de couleur succédera à la première et donnera la totalité de ma représentation. Je suis obligé de transposer, et c’est pour cela qu’on se figure que mon tableau a totalement changé lorsque, après des modifications successives, le rouge a remplacé le vert comme dominante. Il ne m’est pas possible de copier servilement la nature, que je suis forcé d’interpréter et de soumettre à l’esprit du tableau. Tous mes rapports de tons trouvés, il doit en résulter un accord de couleurs vivant, une harmonie analogue à celle d’une composition musicale.
(Matisse 25 décembre 1908 Notes d’un peintre_La Grande Revue)
Tout ce qui n’a pas d’utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d’ensemble : tout détail superflu prendrait, dans l’esprit du spectateur, la place d’un détail essentiel.
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Une œuvre doit porter en elle-même sa signification entière et l’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet. Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, je ne m’inquiète pas de savoir quelle scène de la vie du Christ j’ai devant les yeux, mais de suite, je comprends le sentiment qui s’en dégage, car il est dans les lignes, dans la composition, dans la couleur, et le titre ne fera que confirmer mon impression.
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Un artiste doit se rendre compte, quand il raisonne, que son tableau est factice, mais quand il peint, il doit avoir ce sentiment qu’il a copié la nature. Et même quand il s’en est écarté, il doit lui rester cette conviction que ce n’a été que pour la rendre plus complètement.
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Il n’est pas de vérités nouvelles. Le rôle de l’artiste, comme celui du savant, se base à saisir des vérités courantes qui lui ont été souvent redites, mais qui prendront pour lui une nouveauté et qu’il fera siennes le jour où il aura pressenti leur sens profond.
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Les règles n’ont pas d’existence en dehors des individus.
(Matisse, Ecrits sur l’art)
En 1898, Matisse fit une acquisition extrêmement heureuse et fructueuse quand il acheta à Vollard les « Trois baigneuses » de Cézanne. Cette œuvre devint pour lui un talisman. Lorsqu’il en fit don au Musée de la ville de Paris en 1936, il écrivit à Raymond Escholier :
Depuis trente-sept ans que je la possède, je connais assez bien cette toile, pas entièrement, je l’espère ; elle m’a soutenu moralement dans les moments critiques de mon aventure d’artiste. J’y ai puisé ma foi et ma persévérance.
Si un peintre choisit de transposer le côté sombre de la tête sous forme d’un orange pur, et le côté éclairé sous forme d’un vert clair, il s’attaque à une tâche ardue : créer une analogie peinte aux transitions complexes d’une forme naturelle, tout en utilisant des forces colorées difficiles à harmoniser les unes avec les autres. Ainsi, il est obligé de choisir avec précision, intuition et finesse les endroits où se produit une modification significative des plans et des surfaces.
Il commença par copier les œuvres des maîtres au Louvre. Cela contribua à compléter la petite pension que lui faisait son père, car le gouvernement français achetait des copies des vieux maîtres pour décorer des édifices publics en province.
Les couleurs défient la systématisation, les théories à leur propos paraissent inexactes et les peintres qui les utilisent le mieux sont ceux qui sont instinctivement sensibles à leurs propriétés.