CHANT A VOIX BASSE
Un peu de musique lointaine,
Juste assez pour que tout renaisse,
Sans que rien s’achève.
Le temps sommeille au fond de l’être,
Et les instants montent en bulles.
Les nuages glissent.
Une voiture dans la rue
Fait un bruit si doux, qu’on regarde.
Le jour brûle en paix.
Des pauvres dorment sur les bancs.
Au bord du sable ratissé,
Les enfants ne jouent pas encore.
Une gaieté convalescente
Sort timidement de la terre.
Un sourire dépaysé
Parce qu’il craint d’être précoce,
Tremble dans l’air.
On se sent loin de sa jeunesse :
On pourrait reparler sans trouble
À des femmes jadis aimées.
Toutes les tiédeurs revenues
Peu à peu dissolvent la peine
D’un cœur que l’hiver attrista.
On entend comme des pieds nus
Effleurer l’herbe.
Cet homme, qui lève la tête,
Va rentrer chez lui plus tranquille ;
Il retrouvera dans les coins,
Que ses yeux avaient délaissés
À cause du froid et de l’ombre,
Son âme prête...
Et, confiant dans un bonheur
Que je n’espère plus pour moi,
J’attendrai le soir sur ce banc,
Pour recevoir plus purement
L’offrande d’un baiser qui ne vient pas des lèvres.
p.82
Préface
On vit donc ainsi des années,
Entre des murs, parmi des choses
Qui sont rangées.
Les pas vont du lit à la table,
Les pas vont de la porte aux chaises,
Et rien ne bouge.
On s’assied à la même place ;
On regarde le temps qu’il fait,
Et les jours passent.
On vit d’avance ; on a déjà
Sucé tous les fruits de septembre
Avant l’été,
Et quand l’été qu’on attendait
Luit aux vitres, déjà l’on songe
Au proche hiver.
Ô pauvre cœur insatisfait,
Homme trouble, que faudrait-il
À ton bonheur ?
Vois, une âme est là qui demeure,
Le monde gonfle chaque objet,
Tu n’es pas seul.
Tu sais la force qui anime
Et le secret qui transfigure.
Tu es le maître.
Tu possèdes plus de trésors
Que le fond fabuleux des mers,
Puisque d’ici
Tu peux faire à ton gré tenir
Dans ce vase ou cette seconde
Tout l’infini.
Que t’importent l’ombre et la pluie ?
Qu’importe au dieu qui loge en toi
Le temps qui fuit ?
Me diras-tu, ô toi qui règnes
Sur un empire sans frontières
Et sans hasards ;
Me diras-tu, toi qui ne crains
Ni les hommes, ni les destins,
Ni l’infortune ;
Me diras-tu, toi qui domines
L’univers dont tu fais le tour ;
Toi qui détiens
Plus de sagesse et plus d’amour
Qu’il n’en faudrait pour le bonheur
Des malheureux ;
Toi qui te tais, toi qui regardes,
Me diras-tu pourquoi tes yeux
Sont pleins de larmes ?...
Aube d’été
Je n’ai pas ouvert les yeux,
Et je sens que le jour point.
Mon corps reste dans le lit,
Mais mon âme est déjà loin.
Elle goûte parmi l’aube
Un bonheur aérien,
Et revient de temps en temps
Me rappeler que j’existe.
La fenêtre est grande ouverte
Avec le store baissé.
Je suis baigné du même air
Que les feuilles et les nids.
J’ai ouvert aussi la porte ;
J’aperçois dans le couloir
Le premier rai de soleil
Qu’aucun pas ne trouble encore.
On dirait que les oiseaux
Chantent tous dans le même arbre,
Et j’entends le bruit d’épingles
De leurs pattes sur les toits.
On arrose la chaussée ;
Mes draps me semblent plus frais.
Je sens l’odeur du savon
Qui est près de la cuvette.
On n’a pas encor marché
Sur le sable des jardins,
Et toutes les rues sans hommes
Sont pareilles à des routes.
Le fleuve s’est rajeuni
D’une eau qui a traversé
Les campagnes et la nuit.
Remorqueur, tu peux chanter.
Le canal n’a plus de rides :
Marinier, tu peux partir.
L’aube est pleine de voyages
Qui ne devraient pas finir !
Allègement de la chair !
Il me semble que je baigne
Dans la paix d’une eau profonde
Qui diffuse le soleil ;
Et le matin est si net
Qu’on voit battre à petits coups,
Sous un voile de sommeil,
Le cœur délicat du monde.
p.21
Extrait 2
Les ombrelles des méduses
Flottent sur l'océan tiède
D'où remontent des chaluts
Pleins de ventres à écailles,
Qui miroitent au soleil.
La mouette rase au vol
L'échine souple des flots.
Au-dessus des champs qui s'enflent,
Les alouettes grisollent
Et le soleil monte encore.
Un silence de chaleur
Et de colombes pâmées
Enveloppe de torpeur
Le temps qui ne parle plus
Qu'avec la vois d'un dormeur.
Extrait 1
Le vent claque de la langue
Sur les voiles d'une barque,
Sur les joues d'une passante,
Sur les cartes d'un joueur,
Et le soleil monte encore.
Tous les trains vont vers la mer
Avec l'eau de tous les fleuves,
Et tout au long des deux rives,
Un horizon se dévide
Fait de solitudes neuves
J'écoute ma voix future
Chanter le bel aujourd'hui.
Tout objet est souvenir.
Tout voyage est accompli.
Mais un autre âge commence.
…