L’extraordinaire est toujours précédé du désordre le plus chaotique.
Papa évoque d'autres années, les années des autres. Sous le réverbère, il me paraît très beau et il scintille. Il parle, il dit des mots entrecoupés qu'il semble inventer pour m'étonner ("Écoute, le quai est maintenant une taupe dans ta gorge.") Papa est loin ; il court, il est libre ; il porte en lui la mer, la mer qui s'étend jusqu'à cette ligne où elle se plie en deux. Mais il est aussi la partie qui touche le ciel. Il est seul maintenant, il demande où est l'eau, où sont les marins. Tous les navires du monde fuient son rivage et les lumières du fond incendient sa tête. Il répand une rumeur qui glace les os, il fait surgir des ombres qui me couvrent. (Lui est moi nous ne faisons qu'un, nous n'avons toujours fait qu'un. je ne comprends pas que nous soyons deux.)
La guerre continue, mais chaque jour elle devient plus intime et mieux organisée. "Elle s'apprivoise", prétend grand-père. Elle a cessé d'être le brouhaha assourdissant des premières heures du soulèvement ou ces interminables journées de pluie durant lesquelles les fusils des soldats grattaient nos fenêtres. Elle est devenue un secret dont chacun s'est fait en quelque sorte le complice, tout en conspirant contre elle. Le contact entre voisins est presque rompu ; on dirait que chaque famille se replie sur elle-même, qu'elle se recroqueville. Mais personne ne parle ni ne proteste.