| Annickiefer le 24 janvier 2019 BOUBOULE
Qui ça ? Thomas comment ? Non, ça ne me dit rien. Passez-moi la photo… Ah ! Mais oui ! Je me rappelle, maintenant. On l’appelait Bouboule, ou Tomate parce qu’il devenait tout rouge quand une fille lui parlait. Il n’était pas assez beau pour que je le remarque. C’est bien simple, si on n’avait pas été dans la même classe, je ne lui aurais jamais parlé. Il était rond comme la lune, avec tous ses cratères pareils à des volcans de pus sur sa figure et dans le cou. Les garçons de la classe, Éric surtout, le charriaient : Ils disaient : « Alors, Bouboule, t’as fait une nouvelle touche cette nuit ? ». C’est drôle, non ? Vous comprenez pas ? Une touche, pas la drague ! Une touche de calculatrice. J’y peux rien, ça me fait toujours marrer. Moi qui étais assise derrière lui en classe, je comptais ses boutons quand je m’ennuyais, ce qui arrivait souvent parce que j’aimais pas l’école. C’est bien pour ça que j’ai atterri dans ce LEP. Mes parents ne savaient plus quoi faire de moi. Moi, je voulais être coiffeuse ou vendeuse dans la mode, mais y avait pas de travail non plus à l’époque. C’était déjà la crise. Alors, j’ai eu le choix entre boucherie et dessin en bâtiment. J’ai toujours été nulle en dessin, mais c’était toujours mieux que d’être dans la bidoche à longueur de journée. C’est donc le hasard qui m’a conduit dans cette branche. Enfin, plutôt mon père ! De force, dans le bureau d’étude recruteur, où on m’a prise tout de suite, et plusieurs fois pendant les deux ans d’apprentissage. Après, on m’a pas gardée, et c’était pas à cause que j’avais raté mon CAP. Mon patron m’avait dit qu’il préférait prendre un nouvel apprenti -surtout une- qui lui coûterait moins cher, avec les aides de l’Etat. Après, ça été la galère… Pardon ? Oui ! Bien sûr ! Excusez-moi. Bouboule… Ce gars me rendait malade. Chaque matin, j’avais envie de vomir. Vous pouvez pas savoir ce que c’était : il avait les cheveux gras comme s’il se les lavait à l’huile, avec un tapis de pellicules partout sur son éternelle chemise à carreaux qui puait la sueur. Il portait des fringues démodés. Il n’a jamais été jeune. Il utilisait des mots du siècle d’avant. Il les prenait au premier degré. Un jour, je me souviens, il m’avait traitée de garce. Je me suis énervée. Alors, tout calmement, il m’a fait toute une théorie comme quoi, garce, c’est le féminin de gars, et qu’il voit pas en quoi je pouvais être vexée. En plus, sa mère lui faisait manger au petit-déj une gousse d’ail, histoire qu’il garde la santé. C’était une infection ! Même notre prof principal, Mr Votron, qui nous faisait techno, résistance des matériaux et dessin, il se bouchait les narines quand il approchait de ma table, ce qui fait que, le matin, j’étais tranquille. Par contre, l’après-midi, il tournait autour de moi comme un moucheron. Il se vautrait sur moi en faisant semblant de me montrer un truc qui allait pas dans mes notes. Il m’a demandé l’une ou l’autre fois de rester après les cours. Il connaissait mon patron parce qu’ils corrigeaient ensemble les épreuves de CAP. Mon boss lui avait fait plein d’éloges sur moi. Il voulait sans doute vérifier que j’étais une gentille petite, mais j’ai toujours refusé. Oui… J’ai tendance à partir dans tous les sens, désolée… Vous voulez savoir comment il était, Bouboule ? Ben, au début, il était le bouc émissaire du bahut. Les garçons l’insultaient, le frappaient de temps en temps. Nous, les filles – on n’était que quatre dans ma classe-, on le fuyait. On disait qu’il lui manquait une case. Il faisait vieux pervers, type bizarre. Et surtout, il nous énervait parce qu’on avait l’impression que ça lui faisait rien, qu’en fait, c’était lui qui se moquait de nous. Il avait toujours ce sourire niais sur sa face de lune, qu’on soit gentil ou qu’on soit vache. Ce qui explique aussi que les mecs ont fini par le laisser tranquille, c’est que Bouboule avait un truc. Il dessinait vachement bien. Mais pas les murs carrés, les angles droits ou les traits de cote. Non ! Ce qu’il aimait, c’était les spirales qu’on faisait pour représenter l’isolation dans les murs, les plantes vertes, tapis et meubles dans un salon, des personnages, des animaux sur les façades. Bref, plein de détails qui donnaient vie aux vues en plan, aux plans masse, mais qui lui faisaient perdre un temps fou. Quand il y avait un devoir à rendre, il rendait des fougères en pot, des épagneuls bretons, une super vamp allongée dans son canapé, vue d’en haut de face ou de profil, mais pas un seul trait ce cote, pas une mesure, ni cloisons ni fenêtres, mais du joli carrelage dans la salle-de-bains et même des poissons en plastique dans la mousse de la baignoire. C’était dingue ! Le talent qu’il avait ! Là, du coup, il a grimpé de dix places dans l’estime de la classe. Même Éric lui commandait des caricatures de profs, des dessins de femmes à poils. Là, Bouboule était gêné. Il devenait tout rouge. On voyait qu’il savait pas trop comment c’était foutu, une femme. Alors, il m’a demandé de lui montrer. J’ai pensé : décidemment, qu’est-ce qu’ils ont tous ?! Ca m’a fâchée et j’ai pas voulu. Mais bon, j’en dis pas plus : j’ai bien compris que ce que vous voulez, c’est qu’on parle de lui et pas de moi… Après ? Ben, après, on a passé le CAP. Tout le monde l’a raté sauf moi, grâce à Votron qui m’a collé le point qui me manquait. On s’est tous retrouvés au chômage. Rien de neuf sous le soleil . J’vous l’ai dit, c’était déjà la crise en 1980. On s’est tous perdu de vue. Désolée, mais je ne peux pas vous dire ce que Bouboule est devenu. J’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Et ça ne m’a pas manqué. • Vous connaissez Rotring Tom ? • Le dessinateur de BD ? Ben, comme tout le monde. On peut plus ouvrir la TV ou écouter la radio sans entendre son nom. Et puis mes plus jeunes fils en sont dingues. Pourquoi ? Non ! C’est lui ? C’est Bouboule ? J’y crois pas ! C’est fou… Dire que j’ai fréquenté une vedette ! J’en reviens pas, dis-donc. Quand mes gamins vont apprendre que j’étais en classe avec Rotring Tom, ils vont vouloir que je lui demande un autographe, c’est sûr ! Vous pensez que je peux rentrer en contact ? Après tout, on était copains. Il m’aimait bien lui-aussi. Mais maintenant qu’il est connu, c’est possible qu’il me regarde de haut. Dire que j’disais qu’il lui manquait une case, voilà qu’il en remplit plein dans ses albums. Vous en avez un sur vous, que je puisse y jeter un œil ? Nadège fait signe au caméraman d’interrompre la prise de vue. Elle tend le dernier album édité à Vanessa, dont l’épais visage arbore un air réjoui. La journaliste en profite pour faire quelques pas vers la fenêtre. Ses hauts talons évitent difficilement les jouets en plastique multicolores qui jonchent le tapis élimé. Elle est rassurée : le véhicule de « Potins TV » est intact, mais il ne faudrait pas trop tarder, avant que son logo n’attire toute la racaille du quartier. Elle revient s’asseoir face à la copine de classe de l’actuelle star française de la BD.
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