vibrelivre le 10 mars 2022
Eblouissements J'y étais. On eût pu croire que l'endroit était vierge, mais l'homme y avait déjà apposé son empreinte. Une signature discrète. Une patte de mouche. Une rambarde de bois autorisait l'accès à cet endroit privilégié à tous ceux que leurs jambes désertaient. C'était un lieu ouvert, enclin à l'accueil. Si des pierres traîtresses compliquaient le passage, au moins les promeneurs pouvaient-ils se soutenir à la rampe, s'y appuyer, se hisser avec son aide en haut de la butte. Ils ne lui disaient pas merci, en tout cas pas à voix haute. Il faut dire que le silence imprégnait le lieu, voire le fécondait. C'était comme un oratoire à l'air libre. L'air était libre, il circulait sans obstacles ; pas d'appel qui divertit, pas de pollution, pas de dépression, ni de trous où se nicheraient des particules virales, où des œufs clandestins seraient pondus. Et dans cette circulation libre et saine, vous goûtiez la liberté, vous choisissiez de faire ce que vous vouliez, de penser à votre guise, de rêver, et surtout vous étiez présent au lieu, à vous, vous vous retrouviez, vous vous trouviez, vous étiez vous. Il n'y avait pas à craindre de serpent sur les pierres. Elles n'étaient pas assez larges, ni plates, et le serpent préférait des coins plus cachés, ou se méfiait de l'absence de bruit. Le ciel était limpide. Sa face paisible invitait à vous débarrasser de tous vos tracas sans perdre de temps. Vous entriez dans ce lieu comme neuf, lustré. Vous veniez au monde. Vous n'aviez pas de défense, et toute défense était superflue. Le monde naissait avec vous, dès que vous le regardiez. Parce que votre regard spontanément était prière. L'âme n'avait pas besoin de s'élever, sans trouble et sans désir, elle communiait. Elle avait tout, elle était tout. Le monde naissait avec vous, et personne n'en savait rien. L'événement cosmique et singulier avait lieu entre le monde et vous. Le silence imprégnait le lieu, il était là, et il semblait qu'il chantait, oh un chant tout doux, presque ineffable, avec des notes graves et vous aviez l'impression qu'elles vous massaient les muscles, et des notes claires qui s'égrenaient comme celles des clochettes au cou d'agnelles qui connaissaient leur première transhumance. Vous riiez comme un bébé. A vrai dire, le silence n'était pas seul. Bien sûr, vous étiez là, mais l'air était empli de senteurs. C'étaient les effluves capiteux et salubres du maquis, vous humiez les branches et les feuilles, et la résine d'épineux qui s'étreignaient en taillis. Et la garrigue n'était pas en reste, elle mettait de la couleur à ses fragrances, elle offrait ses buissons de genévriers verts et argent, ses bouquets de cistes aux fleurs parme et chiffonnées comme du papier crépon, les longues tiges de l'asphodèle qui repère la mauve, les grappes jaunes de l'ajonc qui sent comme la noix de coco, elle embaumait le thym, le romarin, la poésie des herbes, elle exhalait l'amertume des buis. Votre nez était en foufelle ; saturé de parfums, il avançait vers celui qui le hélait. Vous délaissiez à demi les végétaux serrés, drus, vous disiez un au revoir ému aux fleurs qui peignaient le paysage enchanté. La rambarde vous accompagnait dans la descente aveugle. Vous ne voyiez pas vers où vous entraînait votre nez, mais vous sentiez déjà, déjà vous écoutiez. Des odeurs de soufre, d'algues, de poissons qui se décomposent, de sel poisseux chatouillaient vos narines et vous tonifiaient le corps, le clapotis des vagues, le lent ronronnement des flots qui roulent inébranlablement, vous préparaient à l'avènement. La butte passée, elle s'étendait, la jupe largement déployée, et vous souriait de toutes ses étoiles qui brillaient, contentes d'avoir quelqu'un qui la regarde. Elle était là, comme si elle vous attendait, ou pour répondre à votre attente, dans ses atours turquoise, énergique, inspirante, incomparable. Elle était large, et vous parlait d'ici et d'ailleurs. Elle était un voyage, une longue route vers une destination idéale, et vous rentriez en vous-même, les poumons forts, la tête vide et vidée, avec de la place pour recueillir. Comme elle, vous vous étendiez, vous vous faisiez face, vous petit, elle si grande, et dans une embrassade fraternelle, elle vous insufflait sa puissance. Vous grandissiez, nourrissiez de hautes pensées, discutiez avec la mer et tous ses âges . Vous étiez ébloui. Vous étiez vous, au large. J'étais moi, largement. |