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Critique de jlvlivres


Ce qu'il y a de bien (entre autres) dans la lecture est que cela emmène souvent sur des pistes impensées avant la lecture. Ainsi le programme de lecture de ce site m'a proposé de lire « Frieda » de Annabel Abbs traduit par Anne-Carole Grillot (2020, Editions Hervé Chopin, 464 p.). C'est la vie romancée de la vraie Lady Chatterley. Oui pourquoi pas. (Petit oui, car le sujet….). Il est plus dans la tendance actuelle (i.e. marketing) que dans l'intérêt littéraire.

Ce post, sur une biographie, ne peut éviter le spoiling. Il est cependant écrit pour comprendre la vie de la famille Joyce, c'est-à-dire James, Nora, les enfants Giorgio et Lucia. On renvoie systématiquement à ces personnes, et il convient de lire toutes les critiques sur chacun pour se faire une idée.

Dont le livre de Carol Loeb Shloss « Lucia Joyce, To Dance in the Wake » (2003, Bloomsbury, 561 p.) et « Nora - La Vérité sur les Rapports de Nora et James Joyce » de Brenda Maddox, traduit par Marianne Véron (1990, Albin-Michel, 564 p.). Et bien entendu « La Fille de Joyce »de Annabel Abbs, traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.).
Donc, comme je le fais souvent, j'essaye de lire d'autres ouvrages de l'auteur, afin de me faire une opinion sur son style, genre et autres ambitions littéromanes. Annabel Abbs est la fille d'un docte écrivain anglais, décédé en décembre 2020. Il est l'auteur d'un remarquable « Against the Flow : Education, the Art and Postmodern Culture » (2003, Routledge, 224 p.) dans lequel il soutient que l'éducation contemporaine ne tient pas assez compte de l'esthétique et de l'éthique. Elle serait partiellement asservie à l'économie de marché et aux impératifs managériaux et fonctionnels. En tant que tel, le système éducatif est hostile à la créativité et à l'apprentissage, se concentrant plutôt sur la mesure quantitative des résultats.

Ces idées paternelles étant posées, je les trouve intéressantes, surtout dans le contexte d'écriture de sa fille Annabel Abbs et de ses deux livres bibliographiques. La vie romancée de Lady Chatterley, et la seconde plus récente « La Fille de Joyce » traduit par Anne-Carole Grillot (2021, Editions Hervé Chopin, 416 p.) qui vient d'être traduit et qui romance aussi le destin de Lucia, la fille de l'écrivain irlandais James Joyce. Fortement intéressé par Joyce, on ne peut que difficilement en faire l'impasse dans les auteurs du XXeme siècle, j'ai donc commencé par ce livre, avant d'attaquer celui proposé pour la masse critique.
Donc, j'ai lu (avec intérêt) et commenté « La Fille de Joyce » de Annabel Abbs dès sa sortie en France, mais non sans avoir également lu certaines critiques littéraires, notamment irlandaises, là où James Joyce possède une aura nationale, et donc là où les idées portées par Annabel Abbs, idées légèrement iconoclastes, risquaient d'être les plus virulentes. D'autant que Samuel Beckett et Alexander Calder ont aussi beaucoup compté dans la carrière de la danseuse-chanteuse de Lucia Joyce.
Actuellement, je ne sais pas trop penser de ce qui est histoire littéraire, familiale, ou managériale sur cet ouvrage. Je me donne quelques jours (juste après la sortie de la traduction en France) pour me faire une idée. Mais je comprends pourquoi les photos de James Joyce le représentent avec un chapeau : Ces idées décoiffent.

Un peu de faits pour commencer, et tout d'abord James Joyce (1882-1941), de Dublin à Zurich donc, avec des escales à Trieste, Zurich pendant la guerre (1915-1920), puis Paris et à nouveau Zurich. Il commence à écrire à Dublin et publie « Dedalus » (Portrait de l'artiste en jeune homme) en 1916. « Ulysse » date de 1922 et « Finnegans Wake » de 1939. Voilà pour les grandes dates. du point de vue famillial, il y a le 16 juin 1904, jour James Joyce rencontre Nora Barnacle, qui sera sa femme, date gravée sur sa tombe, à l'origine du « Bloomsday » qui le célèbre chaque année à Dublin. A Trieste, nait Giorgio, le fils en 1905 et Lucia, la fille au printemps 1907. de cette époque aussi, des doutes sur la fidélité de Nora et des rumeurs sur la paternité de Giorgio. Il quitte Trieste pour Zurich en 1915, et commence à gagner un peu d'argent, souvent par l'intermédiaire de l'éditrice et féministe anglaise Harriet Shaw Weaver qui devient vite sa mécène, par Ezra Pound interposé.

Travail acharné, alors avant de partir pour Paris en 1921, où ils cohabitent tous dans des hôtels du 7eme arrondissement, notamment square de Robiac (j'y reviendrai) puis, avec un peu plus d'aisance, la famille part dans le 8eme, puis le 16eme. C'est la grande période jusqu'à la fin des années 30 où il devient célèbre. C'est la grande période, également, après la guerre, où les américains fortunés font la fête à Paris. C'est le lieu de rencontre entre les Joyce, Beckett, Alexander Calder et autres, dans la bande de Raymond Duncan, mais aussi Kay Boyle et Robert McAlmon qui ont publié ensemble « Being Genius Together » (1938), véritable biographie de la « Lost Generation and Literary Modernism » réimprimé depuis (1984, The Hogarth Press Ltd, 368 p.). C'est dans cette bande de Raymond Duncan, le frère de Isadora et Elisabeth Duncan, que Lucia Joyce va découvrir la danse. Tombée amoureuse de Samuel Beckett qui va la guider en écriture, la voilà qui va s'enticher de Alexander Calder qui l'oriente sur le dessin.

Mais ses conditions, à la fois santé et mentale, empirent et James Joyce la confie à Carl Jung, alors au faîte de ses recherches psychologiques. Chez lui, Lucia entre en consultations fréquentes à Zurich. Toute cette période, commencée avec l'abandon de la dance en 1929, les années de sanatoriums ou cliniques diverses jusqu'en 1932 n'arrangent rien. En 1935, elle entre en asile psychiatrique, puis d'asile en asile, sous la tutelle de Harriet Shaw Weaver, elle termine sa vie à St Andrews Hospital, Northampton en 1982.
De façon assez incompréhensible, tous les documents concernant ces années de cliniques, ses traitements et sa correspondance ont été détruits sur ordre de Stephen James Joyce, le petit-fils de l'écrivain, hélas décédé en janvier 2020. L'oeuvre de Joyce tombe dans le domaine public 50 ans après sa mort, soit en 1991, mais la règlementation européenne reporte cette protection à 70 ans. En 2012, les droits de l'oeuvre sont entrés dans le domaine public. Mais Stephen Joyce ne coopère pas vraiment et réclame des sommes faramineuses et s'indigne des critiques. « Je suis un Joyce, vous n'êtes que des joyciens ! C'est toute la différence ! ». Cela montre le niveau des débats. En 1998, Brenda Maddox publie « Nora, The real Life of Molly Bloom » (1988, Houghton Mifflin, 512 p.) dans lequel elle décrit l'intimité familiale de l'écrivain, de sa muse peu instruite, et qui n'a jamais lu « Ulysse ». En particulier elle dévoile Lucia Joyce, danseuse reconnue, mais en proie à de graves perturbations psychiatriques. Cela déplait aux adulateurs, et surtout au légataire de James Joyce. A Venise, lors d'un congrès « Bloomsday », Stephen révèle qu'il a détruit une partie de la correspondance de sa tante Lucia, dont le courrier avec Samuel Beckett de la fin des années 1920. Malgré tout cela, Carol Loeb Shloss, professeur de littérature à Stanford projette de publier une biographie de Lucia « Lucia Joyce : To dance in the Wake » (2003, Farrar Straus Giroux, 576 p.). En particulier, elle insinue que l'écrivain aurait entretenu avec sa fille des relations incestueuses. Puis procès intenté par Stephen. Procès que la bibliographe gagne d'ailleurs.
Le livre de Annabel Abbs est évidement romancé, surtout dans sa partie terminale en temps, dont l'hypothèse présentée est, et reste, une hypothèse. Je me garderai bien de prendre une position ou l'autre, n'ayant, de loin pas, les données (si elles existent encore) en mains. Néanmoins, on peut se faire une opinion (ou même plusieurs) à la lecture de spécialistes de James Joyce, ou de psychiatres, voire même de mages nécromanciens ou oniromanciens, comme cela devient très tendance de nos jours. Etant données les natures mêmes des protagonistes, leurs implications nationalistes, ou leurs penchants divers, on a le choix. Il est vrai que pour ces derniers, les irlandais catholiques ont très vite dénoncé James Joyce comme auteur pornographique, mettant en scènes des demoiselles de petite vertu, où des personnages centraux. « Que celui qui n'a jamais commis la faute freudienne, me jette la première excuse ! ». Dans « Ulysse » par exemple, ces personnages se livrent à diverses scènes de masturbation ou de jouissance bruyante (Maman, pourquoi la dame elle crie, ou pourquoi le monsieur, il garde ses mains dans ses poches). C'est lors des échanges visuels entre Leopold Bloom et Gerty MacDowell, la boiteuse sur la plage de Sandymount Strand, dans le chapitre « Nausicaa ». Plus tard, dans « Finnegans Wake », il existe des jeux de mots douteux sur « insect » et « incest » ou des notes de bas de page. Jeu de mots qui sera repris par Brenda Maddox comme titre pour un article sur Lucia Bloom dans le « Time Literary Supplement ». On aura donc vite fait de dénoncer celui qui justement dénonce les moeurs d'une société irlandaise sous la coupe d'une Eglise catholique toute puissante. (Ma Soeur, que faisiez vous dans vos couvents d'enfants ; filles ou garçons ?). Il y a des tas de références à ces pratiques, sans remonter aux nonnes sanglantes et moines lubriques des Romans Noirs et Gothiques Anglais (voire et lire par exemple la série du « Domaine Romantique » des Editions José-Corti).

Il est alors important d'aller voir ce qu'en ont dit des spécialistes de Joyce, et ils sont nombreux, et surtout d'examiner leurs réactions selon qu'ils sont américains, anglais, irlandais, ou autres. On fera la différence selon leur chapelle. Dans le même effort, il est intéressant d'aller lire ce que les psychiatres ou neurologues pensent de ces interprétations. Pour cela, il est évident qu'il faut lire la biographie de la famille, en particulier sur ce que l'on dit des rapports entre le père, la mère et les enfants. le livre de Brenda Maddox « Nora. La Vérité sur les rapports de Nora et de James Joyce », traduit par Marianne Véron (1990, Albin Michel, 566 p.), ainsi que celui de Carol Loeb Shloss, « Lucia Joyce : To dance in the Wake » (2003, Farrar Straus Giroux, 576 p.) illustrent très bien les relations à l'intérieur de la famille. On y ajoute les livres plus centrés sur la vie de James Joyce, soit l'immense pavé bibliographique de Richard Ellmann, « James Joyce » (1982, Oxford University Press, 906 p.) et celui de Jen Shelton « Joyce and the Narrative Structure of Incest » (2006, University Press of Florida, 157 p.). le tout est argumenté par de nombreux articles spécialisés dont le « James Joyce Literary Supplement » et le « James Joyce Quarterly » revues qui sont là pour cela.

Il est évident que la liaison entre Nora et James n'est pas une pure liaison platonique. La jeunesse même de Nora Barnacle est marquée par la mort de sa mère lorsqu'elle a cinq ans. Elle est alors placée chez sa grand-mère, puis à 19 ans, mort de cette dernière, elle va chez son oncle maternel qui la bat. Elle veut tout de même vivre sa vie, et sort le soir habillée en homme, ce qui était interdit. Elle part finalement pour Dublin, travailler comme femme de chambre au Finn's Hotel. Lorsqu'elle rencontre James Joyce, ils vont se promener et sur les bords de la Liffey, Nora masturbe Jim. Scène rapportée dans « Ulysse » entre Molly et William Mulwey, avatars de Nora et Willie Mulvagh, lors du long monologue de Molly « comment avons-nous fini ça oui O oui je l'ai fait jouir dans mon mouchoir ».
Le couple s'embarque séparément pour l'Italie et débarquent finalement à Venise. Très vite Nora est enceinte de Giorgio. Il s'agissait pour le couple de fonder une famille. Lucia Anna, la fille naitra 2 ans plus tard à Trieste. Lucia est en l'honneur de sainte Lucie, alors qu'elle a un défaut à l'oeil (elle louche) comme Peg, la soeur de Nora. Elle suit la famille à Zurich pendant la première guerre, avant d'aller à Paris, avec un peu plus d'argent au début des années 20. La famille parle alors l'italien, ou plutôt le triestin, dialecte local. Lucia va donc être ballottée entre sa famille, les pays et les langues jusqu'à sa majorité. Sa vie intime souffre aussi d'instabilité. Tout d'abord folle amoureuse de Samuel Beckett, alors assistant en anglais à l'ENS. Elle le presse de se déclarer en 1930, ils ont 23 ans chacun. Mais Beckett répond plus que mollement à ses avances, plus intéressé par les lectures du père et son attente de Godot. Quelques aventures plus tard, c'est Alexander Calder sur qui elle jette son dévolu. Mêmes effets ou plutôt de non-effets.
Un autre élément déstabilisant intervient alors qui est la notoriété soudaine de son père après 1922 et la parution d'« Ulysse ». le rôle du père est difficile à cerner, car celui-ci peut être pris au sens physique ou moral. Dans le premier cas, la contrainte existe et elle est normalement réprouvée. Par contre, au sens moral, le père peut exercer une contrainte, synonyme de la dynamique de pouvoir. C'est la thèse de Shelton. Cela expliquerait l'émergence du thème en tant que narration dans le roman, soit un thème latent sans passage à l'action. Ce sont les fantasmes attribués à Gerty MacDowell ou Cissy Caffrey dans « Ulysse », mais aussi à Milly Bloom et bien sûr Issy dans « Finnegans Wake ». Celles que Shelton appelle « filles figuratives de Joyce ». il est vrai que cette période est aussi celle où il rédige « Les Boeufs du Soleil », avec Circé la magicienne, après « Nausicaa », le chapitre XIII

Plus tard, Lucia devient une belle femme, malgré son strabisme. Elle s'appelle ainsi en référence à la lumière qui commence à affecter la vue de James, mais lumière qui fait de l'ombre, si l'on peut dire à son oeuvre. le rôle de Nora, la mère, est plus simple. Les débuts de la famille sont difficiles. Quand Nora arrive à Trieste en 1907 avec ses deux enfants, elle a pour toute fortune une lire, ce qui est peu pour une famille de quatre bouches.
Celles-ci sont essentiellement orales, et surtout la discipline est encore à ses balbutiements. Dans un premier temps James Joyce et Carl Jung ne s'apprécient pas. Ce dernier, écrit, en 1932 dans « Europaische Revue » à propos d'« Ulysse » : « J'ai lu jusqu'à la page 135 avec le désespoir dans mon coeur, m'endormant deux fois en chemin ». Cela commence mal. « le style de Joyce a un effet monotone et hypnotique ». Et pour finir « Il ne faut jamais fourre le nez du lecteur dans sa propre bêtise, mais c'est exactement ce que fait « Ulysse» »…Joyce se moquera de la psychanalyse de Jung (et de Freud), dans « Finnegans Wake ». II les appelle « le Tweedledum suisse à ne pas confondre avec le Tweedledee viennois »
Cependant Carl Jung va découvrir Joyce un peu plus tard, lorsque le père vient pour sa fille Lucia, déjà en proie à de graves troubles de la personnalité. En 1932, C.G. Jung lui fait parvenir un essai sous forme d'une longue lettre de 40 pages. « Votre livre dans son ensemble n'a aucun terme à mon trouble et j'y ai réfléchi pendant environ trois ans jusqu'à ce que je réussisse à m'y mettre » qui se termine par « Je suppose que la grand-mère du diable en sait tellement plus
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