La fille de Joyce

Je sus qu'il y avait quelque chose de ténébreux et monstrueux en moi, qui attendait son heure, tapi. Je ne pouvais ni l'expliquer ni le décrire, mais j'en avais peur. Parfois, cette chose s'immisçait dans ma gorge et prenait le contrôle de moi-même.

« Lucia Joyce est la fille de son père. Elle a l’enthousiasme de James Joyce, son énergie et une part encore indéterminée de son génie. » – Il passa deux doigts jaunis par le tabac sur ses cheveux fraîchement gominés. – Tu as donné un spectacle époustouflant. Quel rythme ! Quelle évanescence ! J’ai encore cru voir des arcs-en-ciel.

Cette nuit-là, je sus qu'il y avait quelque chose de ténébreux et monstrueux en moi, qui attendait son heure, tapi. Je ne pouvais ni l'expliquer ni le décrire, mais j'en avais peur. Parfois, cette chose s'immisçait dans ma gorge et prenait le contrôle de moi-même. Je n'en parlais pas à ma mère. Et je ne voulais pas déranger Babbo. Il avait son grand Work in progress à écrire. Rien ne devait se mettre entre Work in progress et lui. Et j'étais fatiguée, si fatiguée... Je ne pouvais plus danser. Je n'en avais pas l'énergie."

Je dois engager Mr Beckett, tout de suite. Battre le fer tant qu’il est chaud, Nora. Il me faut ce Mr Beckett. Veux-tu bien m’apporter mon chapeau et ma canne ? Vite, Nora. Vite !Les bras tendus devant lui, Babbo titubait en direction de la porte.

Je songeai à cette chorégraphie qui s’imposait petit à petit dans mon esprit. […] Je voulais créer une danse de la joie frénétique qui tiendrait le public en haleine. C’était un projet ambitieux impliquant plusieurs danseuses, dont chacune serait vêtue de façon à représenter une bande de l’arc-en-ciel. J’envisageais de les tresser ensemble, de les réunir en nœuds et en franges de couleur, avant de les éparpiller sur toute la scène, où elles tournoieraient doucement comme des graines d’érable ailées tombant sur le sol.

Debout sur le pont, je suis le fil des sutures de l'écume blanche.

J’éprouvai soudain le besoin de sentir ses bras autour de moi, de poser la tête au creux de son épaule, d’entendre le battement régulier de son cœur. Tout irait mieux quand nous serions mariés, quand je serais enfin libre, quand je pourrais danser de nouveau.La flagorneuse revint, à la fois troublée et empressée. Je me demandai si elle était allée chercher un jeu de cartes pour qu’Alex et moi puissions jouer au rami.— Où est Alex ? m’enquis-je en trouvant la force de me tourner vers elle.— Il est parti, répondit-elle en ramassant les verres sur la table.— Quoi ?Il n’y avait qu’un moyen de quitter l’appartement, et c’était par la porte que je venais de franchir avec le flagorneur.— J’ai trouvé la fenêtre de la salle de bains ouverte. Il a dû se faufiler par là.

Je sentis sa main sur mon épaule. La bête remua dans sa cage. J’attendis. Les doigts du flagorneur serrèrent un peu plus fort. La bête gronda au fond de moi. J’attendis l’accès de fureur désormais familier. Mais rien ne surgit. Excepté un petit sanglot d’humiliation étouffé.

Épuisée, la bête était allée se reposer dans sa cage. Mon corps arrêta de trembler, mes épaules cessèrent de se soulever, mes larmes diminuèrent et je fus enfin capable d’essuyer mes yeux et de regarder autour de moi. Mes parents étaient blottis l’un contre l’autre derrière les malles. Ils approchèrent et Babbo me prit par le coude pour me conduire vers la sortie. Il me dit que nous allions déjeuner tous ensemble et que nous prendrions une chambre d’hôtel. Ma mère était dans une colère noire.

Était-il nécessaire de se marier ? Fallait-il absolument aimer son mari ? Le sexe était-il important ? Pouvait-on aimer deux personnes à la fois ? Pouvait-on aimer une personne, mais être amoureux d’une autre ? Avait-on tort d’épouser quelqu’un dont on n’était pas amoureux ? Pouvait-on coucher avec quelqu’un sans l’aimer ?