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Critique de Enroute


L'"éthique environnementale" est un domaine de recherche initié aux États-Unis dans l'après-guerre et qui mène à la création de la première revue "écologiste" du monde, "Environnmental Ethics" en 1979. L'éthique environnementale se donne pour objet le monde, y compris le non-humain. Elle vise donc à fonder les conditions qui lui ferait abandonner comme objet l'humanité, qui est celui de l'éthique traditionnelle.

La prise en considération politique des actions écologistes aux États-Unis est alors à son apogée, avant de commencer à décroître avec Reagan et de s'annuler avec Bush. (Le recueil étant paru en 2007, les derniers présidents ne sont pas mentionnés). Comment expliquer que le pays initiateur au niveau mondial de la recherche théorique sur l'environnement soit devenu climato-sceptique ?

Richard Sylvan Routley, au début des années 70, au sein de la philosophie analytique et avec ses arguments, pose les bases de ce qui restera insoluble par la suite : si l'éthique environnementale relève d'une "autre" éthique que la traditionnelle, qui pourrait bien, hormis l'être humain, du moins une "classe de base" d'être humains, tels que des philosophes, des théoriciens, mais toujours des humains, en déterminer les principes et les responsabilités de ceux qu'elle concernerait devant eux-mêmes - encore des humains ? Où la nature, donc, ne serait qu'un passage, un moyen permettant aux êtres humains de communiquer entre eux : et l'on resterait dans une éthique traditionnelle. Et si elle ne relève pas d'une autre éthique, alors, c'est que, par évidence, elle relève encore d'un anthropocentrisme. Routley n'a pas la solution.

Goodpaster, à la fin de la décennie, argumente contre le refus de considérer moralement ce qui n'est pas humain. La considérabilité morale serait liée à la vie, tout simplement. Il va plus loin en ce sens que les théoriciens qui se limitaient à penser que c'était la "sensibilité" (les vertébrés, les mammifères, les animaux, mais pas les plantes et les végétaux). Les végétaux ont des besoins qui sont simples à estimer : être arrosés, bénéficier de lumière, etc. le droit qu'un être a à faire valoir un préjudice est donc, plus largement que la sensibilité, la vie. Mais il ne tire pas les conséquences de cette conclusion en un droit de la vie". La décennie s'achève, sans grande avancée. Et le démocrate Jimmy Carter laisse bientôt la place au républicain Reagan.

Dans les années 80, on se bat contre l'anthropocentrisme. Est-ce que le christianisme ne serait pas responsable ? Cette question étant posée, étrangement, aucun auteur ne songe à s'inspirer d'autres spiritualités. On se contente de tenter de s'extraire du champ de gravitation qui s'exerce depuis Rome.

Taylor tente de fonder un "système d'éthique environnemental biocentrique" avec la notion de "respect de la nature" pour point d'intérêt majeur. Toute la question est de démontrer que ce respect dépend de la capacité (qualité ?) des "organismes individuels" à "posséder" une "valeur inhérente", ce qui mènerait par conséquence à envisager comment ils la maintiennent ou l'optimisent : à considérer leur bien(-être) - et donc, pour les humains, à le garantir, ou, du moins, par "respect de la nature", à ne pas le dégrader intentionnellement. On se rend compte, même si les termes ne sont pas employés, qu'on est toujours dans le lieu de la pensée analytique : des individus, des prédicats associés à des ontologies (la valeur inhérente d'organismes vivants) et le bien-propre, comme la recherche d'optimisation de son intérêt individuel par l'être humain dans la société humaine. La conscience de ce qu'est son intérêt n'est pas indispensable : on fait parfois le bien pour autrui sans qu'il (elle) s'en rende compte. Il est donc possible de considérer le bien des arbres et d'agir moralement pour sa promotion, et qui n'a rien à voir ni avec la sensibilité, ni la consience, mais, tout simplement, la tendance naturelle d'un être vivant à se développer : à la vie. Ces deux concepts de bien d'un être et de valeur inhérente (propre, autonome, inaliénable) sont nécessaires et suffisants pour fonder l'éthique biocentrée. On peut les décliner de l'organisme individuel au groupe, à la communauté, à l'espèce. L'attitude de respect de la nature est alors désintéressée (sans instrumentalisation du vivant par l'être humain), normative (règles et conduites) et universalisable (adoptée par tous les agents moraux). Dommage que ces idées n'aient pas été développée s dans le sens de production de ce code de règles et de conduite rêvé. Pour la fondation théorique, on note que l'on reprend en pensée analytique des notions qui rappellent l'homme comme fin et non comme moyen de l'idéalisme kantien : plutôt que la pensée analytique, n'aurait-il pas mieux valu raisonner dans le lieu de l'idéalisme allemand ? L'intérêt, néanmoins, de cette contribution, m'a paru être une explication de l'omniprésence, dans les rapports de l'ONU, les résolutions de 2015 sur les ODD, la COP21, les rapports du WWF, les documents de réflexion de l'Ue, de la notion de "bien-être" : ce serait, avec cet éclairage, un résidu de la pensée analytique (donc matérialiste, empiriste, naturaliste, etc) qui raisonne, comme on sait, sur le fait que l'entité fondamentale est l'individu - la société n'étant qu'une somme d'individus aux intérêts individuels. Faut-il en conclure que toute politique environnementale aujourd'hui, parce qu'elle relève de la pensée analytique, une pensée qui nie dans ces principes la notion de "groupe", de "société", de "communauté", est vouée à l'échec - qu'il faudrait insinuer d'autres spiritualités que l'analytique pour, simplement, introduire cet objet que recherche l'éthique environnementale, le monde, qui implique ces notions de "groupe", de "communauté", qui dépasse l'individu, dans les politiques environnementales et leur donner une chance, ne serait-ce qu'une chance, de réussir ?....

Dans les années 90, on ne progresse pas davantage. Rolston III (petit-fils, sans doute, ou successeur, comme Henri VIII et François II ?) s'enferre dans les considérations sur la "valeur" : tout être vivant est "valuable" : a de la valeur, peut évaluer et est évalué par les autres. Ça fait des jeux de mots dont s'amusent les lecteurs humains mais ne semble pas apporter grand chose aux suricates et aux pâquerettes.

On s'enfonce encore un peu plus dans ces notions de valeur avec Callicot qui peine à démontrer, comme lui en éprouvait la difficulté, la moralité qu'il y avait qu'un biologiste californien, Edwin P. Pister, passe sa vie à tenter (et il a réussi) à sauver de l'extinction une espèce de petit poisson vivant dans les flaques du désert. À ceux qui l'interrogeaient, il répondait éthique, responsabilité, et soûlait ses interlocuteurs qui le laissaient à ses flaques sans saisir la "valeur intrinsèque" de ces petits poissons dont rien ne démontrait la "valeur instrumentale". Il finissait par répondre : "Et vous, à quoi êtes-vous bon ?". L'argument faisait réfléchir, mais la surprise passée, l'explication faisant défaut, on se remettait à le prendre pour un ermite maniaque misanthrope atteint par les fortes chaleurs du désert. Callicott rêve d'un code de loi qui donnerait une valeur "intrinsèque" aux forêts pour que les promoteurs de clairières soient mis en nécessité de justifier leurs abattages. Mais il ne le produit pas lui-même et retourne, comme Pister, à ses petits poissons. On ne peut que noter que passer en dix ans de "valeur inhérente" ou "propre " à "valeur intrinsèque" marque un certain enfermement et une absence de curiosité pour des systèmes de sens nouveaux, ce qui surprend de la part de théoriciens censés s'intéresser à l'autre de l'humain : ils ne puisent par seulement leur inspiration aux autres pensées au sein de l'humanité : rester accroché comme des berniques à cette notion de "valeur" ne paraît pas ouvrir la possibilité de l'échange, d'autre chose que de ce qui "coûte" et de ce qui se "valorise" - un peu comme dans le monde marchand, en fait.

Dès le milieu des années 80, la pragmatique note l'incompétence des recherches en éthique environnementale à influencer la culture humaine en quoi que ce soit. Elle entend bien reprendre le flambeau de la question environnementale et produire des résultats. Mais ici, avant même de commencer, on se doute que ça va rater : la pragmatique n'est qu'une branche de la philosophie analytique.

Le texte de Norton est illustratif de cela : des "supposons" à foison, des analogies simplistes qui sont censées servir de guide à la pensée : on est en plein "analytisme" et on achève par le rasoir d'Occam - notion qui entend restreindre les sens (les ontologies plutôt) pour aller droit à l'essentiel, straight to the point - on avait pensé que, justement, la biodiversité demandait plutôt de les multiplier, les "ontologies", et que la question environnementale impliquait au contraire une certaine "ouverture d'esprit"...

Stone en 1988 dégoise sur tout ce qui s'est dit jusque-là, sans synthèse.

Birch se demande si le "sauvage" n'est pas ce qui est "ostracisé" - on a déjà dû s'interroger à ce sujet du temps de Buffon et de Lenôtre, quand l'esthétique des jardins entendait "organiser" la nature, non ?

Katz n'a plus qu'à s'insurger contre "le grand mensonge" que l'homme puisse restaurer la nature, elle qui n'avait pas besoin de lui pour le produire. Dans ces conditions, la révolution semble être la seule issue possible à la recherche théorique...

On comprend alors pourquoi les pionniers de la recherche sur l'environnement n'ont rien produit de consistant et pourquoi leur pays en a abandonné l'inspiration : ils sont restés enfermé dans leurs cultures d'intérieur, et ont oublié d'ouvrir la fenêtre. L'eussent-ils fait, les parfums de la diversité du vivant eût pu leur chatouiller les narines - ne serait-ce que par le biais de celle des idées...

Le recueil, il est vrai, ne portait pas tant sur les recherches environnementale que sur celle-ci, spécifiquement : l'éthique environnementale. Mais, du coup, on regrette que son oraison funèbres n'ait pas été prononcée dès la fin des années 70 et qu'on ait imposé sa lente agonie au lecteur sur les deux-tiers du recueil plutôt que de lui ouvrir les horizons de recherches plus fécondes... On serait avec respect revenu honorer l'ancêtre dans sa tombe, ne serait-ce que pour admirer les fleurs qu'on y aurait trouvées, plutôt que de regretter d'être invité à s'enterrer avec elle dans un gouffre qui semble sans fond...

Dès 1973, en effet, depuis la Norvège, Arne Naes avait formulé, en dehors de la théorie et des ratiocinations mécaniques de ses contemporains, les sept principes de la 𝑑𝑒𝑒𝑝 𝑒𝑐𝑜𝑙𝑜𝑔𝑦, l'écologie profonde, celle qui insinue la vie en symbiose avec son environnement non pas seulement dans le suivisme de règles et de principes à partir de mesures effectués sur le vivant, ce qui est l'écologie superficielle, mais d'une inspiration intérieure de son rapport au monde - une sorte d'𝑒́𝑝𝑜𝑐ℎ𝑒̀ husserlienne qui vous ramène un peu sur le plancher des vaches. C'était peut-être en effet une voie plus inspirante que de partir de ce que le vivant ressent pour le comprendre et tenir compte de son avis, de son intérêt, de son intention du moins, que de parler pour lui, en s'adressant à une classe de base humaine pour évoquer son sort, lui qui, justement, au contraire de l'homme, ne parle pas... Routley, au même moment, avait prévenu...
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