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Critique de Tzomborgha


Comme les courbes de niveaux démasquent l'emprunte du Cri tourmenté de Munch sur la carte d'une montagne abrupte, on peut comprendre ce rapport d'analogie en détaillant la remarquable couverture de ce livre:
« Inscrire des légendes dans les lieux, telle apparaît être l’une des fonctions de l’objet cartographique. Cela, à des fins de mémorisation et d’anticipation. La carte possède en elle des réserves d’espace qui peuvent être mises à profit pour une lecture ou une trajectoire personnelle, en vue aussi de situer dans les entrelacs du plan des images mythiques ou emblématiques qui scellent, d’usager en usager, des appropriations successives ». (1)

L'image élaborée par l'excellent studio graphique Theatre of Opérations (2) augmente spontanément le propos du livre, elle en compose une interprétation visuelle synthétique et pertinente qui offre à la lecture silencieuse un prolongement inattendu et riche des intentions d'un second auteur. L'écrivain ne pouvait espérer meilleur préfiguration de son texte, et le lecteur de se perdre avec bonheur dans les conjectures, et dans le sentiment de manipuler un objet autonome, complexe, polysémique, et donc estimable.
À l'appui de ce projet éditorial précis et militant, on pourrait argumenter sur la validité sémantique du livre en tant qu'objet et interface cognitive: Le mille-feuille relié que l'on feuillette, que l'on effeuille, que l'on parcours au gré des circonstances et que l'on peut annoter, marquer, user, classer, cité, refermer - Boîte bavarde mise en sourdine, dont l'enveloppe poursuit cependant le dialogue avec ses lecteurs en puissance.
Nos chères voitures passent 90% de leur temps immobilisées dans l'espace urbain, mais nous savons ce qu'elles recèlent de potentialités mécaniques et affectives derrières leurs carrosseries cosmétiques. Quelques connaisseurs d'entre nous peuvent même en estimer la valeur et les performances plus finement et même en critiquer la conception en se fondant sur l'analyse de tendances et d'expériences accumulées.
Un livre n'est pas si différent, si ce n'est qu'il renferme une extension de la Mémoire ventilée par l'imagination, et que l'intelligence de son contenu se bonifie, Idéalement, au fil des lectures.

Que la précision géomorphique d'une carte d'état-major figure les tourments expressionnistes du fameux Cri de Munch est à la fois captivant pour la rhétorique qu'il fait naître dans les replis des rapports d'échelles, et formidablement stimulant compte tenu du discours élaboré dans le livre. La valeur du Cri de Munch réside dans son paysage fauve et turbulent; si ce n'était l'oblique du pont qui tire les fuyantes d'une perspective hors du cadre, toute la scène participerait à la déliquescence d'un seul et unique plan où semble se dissoudre la figure du cri. L'effroi imprimé sur le visage se comprend dans le paysage qui l'encadre, et le ciel empourpré peut se concevoir comme l'expression inquiétante d'une raison anéantie, d'un monde intérieur vomit par « un cri infini [...] qui déchirait la nature », selon les propres mots d'Edvard Munch.
La projection cartographique de cette image iconique fait l'exégèse formelle de cette analyse au moyen d'une syntaxe différente mais attachée à une problématique similaire: Représenter le monde, n'est-ce pas le ramené sans cesse à notre échelle anthropocentrée?

« Dans chaque cycle de l’univers, les choses seraient l’œuvre de l’action des humains, […]. Si les arbres donnent des fruits et si le blé pousse dans les champs, cela est dû au mérite des hommes. Selon cette doctrine, la géographie est une projection de l’éthique. » (3)

Si la géographie et ses représentations forment bien une projection de l'éthique, celle que trace l'auteur a pour contours l'immoralité, et tout son système narratif consiste à en faire la démonstration en confrontant plusieurs réalités distinctes mais significatives d'une même dérive de la pensée, une dérive coulée dans les paysages arides du Nevada où l'esprit pionnier américain s'est peut être dissous dans le lucre, et ou s'étale une Babylone suicidaire gouvernée par les simulacres.

À 140 km de Las Vegas, au beau milieu du désert de Mohave, l'état fédéral prévoit l'enfouissement de la totalité des 38 000 tonnes de déchets radioactifs du pays au cœur d'une montagne oxydée par les ères géologiques. Ce devait être le plus grand site d'enfouissement du monde (4), et on mobilisa d'innombrables acteurs de toutes disciplines pour répondre à ces questions fondamentales: Comment convaincre habitants et administrations des bénéfices d'une telle folie? Comment acheminer cette invraisemblable quantité de matière létale? Comment sécuriser son stockage définitif à l'abri des péripéties du monde? Quel est le seuil acceptable de la catastrophe? Quels pourraient en être les conséquences sur la balance des bénéfices? Comment, avec des moyens humains, contenir l'incalculable échelle de temps qu'imposent l'hyperactivité de résidus tels que le plutonium? Quand ces déchets auront, estime-t-on par convention, perdu la moitié de leur phénoménal pouvoir de destruction, l’humanité aura parcouru deux fois son histoire depuis l'invention de l’écriture, nos langues actuelles seront mortes, la géographie du monde méconnaissable. 10 000 ans auront passés, et nous savons que cette durée fait bouger des montagnes et qu'aucune civilisation ne survit à pareille amplitude.
Alors cette dernière question: Quelle doit être la forme d'un avertissement laissé aux sociétés de ce futur inintelligible? Un langage essentiellement périssable peut-il délivrer un message éternel? C'est l'une des questions les plus absurdes et passionnantes que pose le livre, question à laquelle le géoglyphe qui orne sa couverture apporte une réponse formelle et poétique.
Que dix millénaires d'érosion puissent sculpter ainsi une montagne empoisonnée, révélant le cri pétrifié de ceux-là même qui ont œuvré à leur propre perte, voilà une autre interprétation qui ne manque ni de poésie ni de sourdes menaces.
« J’ai gravé cela dans la montagne, et ma vengeance est écrite dans la poussière du rocher. » (5) Telle pourrait être la légende de ce lieu perdu pour la vie.

John d'Agata est un pourfendeur de la "nonfiction" qui est le dogme des essayistes outre-atlantique, et l'enquête documentée qu'il mène à Las Vegas procède autant de l'exposé factuel journalistique que du récit romanesque. Le livre joue de variations concomitantes pour composer un requiem aux ambitions de la vanité humaine, et tisse des liens d'analogie ou de causalité entre faits, statistiques, témoignages, souvenirs et littérature pour parvenir à cette fin. Yucca Mountain compose ainsi le portrait virtuose et digressif d'une géographie démesurée où l'humanité semble asservie par ses propres moyens, saoulée d'abondance et de signes coercitifs.
Lorsqu'un adolescent se jette de la plus haute tour de Sin City, l'indifférence succède à l'incompréhension. Un suicide parmi d'autres, c'est une économie de mots, ou un abus de langage, un cri définitif. C'est aussi, nous dit l'auteur, un acte qui fait sens, un signe obscur dans l'Histoire.

« Le soir venu vous dites ‘Beau temps, car le ciel est rouge’, et au matin ‘aujourd’hui tempête, car le ciel est rouge sombre’. Le visage du ciel, vous savez l’interpréter, mais les signes des temps, vous ne le pouvez ». (6)

(1) Christian Jacob & Frank Lestringant, Les îles menues, in Arts et légendes d’espace, PENS, Paris 1981
(2) http://www.theatre-operations.com/portfolio/whoiam/
(3) Qu’est ce que le Bouddhisme?, J.L.Borges et Alicia Jurado.
(4) L'administration Obama a mis un terme à ce projet en avril 2011.
(5) Aventures d'Arthur Gordon Pym, Edgar Allan Poe.
(6) Matthieu 16, 2-3
Lien : http://www.senscritique.com/..
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