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Critique de Dandine


Apres Tevie le laitier, je me suis penche sur Menahem-Mendl. Un heros completement different, mais un livre avec le meme humour bon-enfant. Moins abouti que Tevie a mon avis, mais un petit regal de lecture quand-meme.

C'est un roman epistolaire que Sholem Aleikhem a ecrit peu a peu, le premier chapitre en 1892 et le dernier entre 1900 et 1909.


Deux conjoints echangent des lettres. Lui, Menahem-Mendl, est parti de son shtetl ukrainien pour essayer de faire des affaires dans les grandes villes de la region. C'est un reveur, un grand reveur, naif a un point extreme, un peu niais, qui se laisse embobiner par tout celui qui lui propose des “luft gesheft", des “affaires d'air", qui n'ont aucune base reelle et ne peuvent donc aboutir qu'a un brassage d'air. A chaque fois il s'imagine reussir un grand “coup" et devenir riche, et a chaque fois c'est lui qui prend les coups et paye de sa poche. A chaque fois il essaye un nouveau metier qu'on lui conseille et a chaque fois il se casse les dents. Mais rien ne peut avoir raison de ce reveur et apres chaque deconfiture il repart, plus optimiste que jamais, pour une nouvelle aventure. Il speculera a la bourse d'Odessa puis a celle de Kiev (denommee ici Yehoupetz) et il y laissera tous ses avoirs plus la dot de sa femme; il se fera marchand, courtier, marieur, agent d'assurances, journaliste; rien ne lui reussira; il ne reussira qu'a batir des “chateaux en Espagne".

Il ecrit a sa femme, Sheine-Sheindl, restee en son shtetl de Kassrilevke avec ses trois enfants, des lettres euphoriques debordantes d'optimisme a chaque nouvel essai. Elle repond a chaque fois, avec un bon sens tres terre a terre, denoncant la futilite de ses reves et la stupidite de ses actions, dans des lettres de plus en plus bourrues et acrimonieuses.


Les affaires et les deboires de Menahem-Mendl sont evidemment comiques. A cela s'ajoute la facon dont les epoux se transmettent les nouvelles, familiales ou internationales, que ce soit l'affaire Dreyfus ou le sionisme naissant. Et surtout le style de leur correspondance. Il commence toujours ainsi: “A ma chere, vertueuse et sage epouse Scheine-Scheindl, puisse-t-elle vivre longtemps!” Et elle en retour: “A mon cher epoux, le riche, renomme et sage Menahem-Mendl, que sa lumiere brille ! Primo, je t'informe que nous sommes tous, grace a Dieu, en bonne sante ; plaise a Dieu que nous recevions de semblables nouvelles de toi, et puissent-elles etre toujours aussi bonnes.” Et immediatement apres elle le houspille sans egards, finissant ses lettres par une demie phrase coutumiere, mal rattachee au contexte, qui devient saugrenue et comique: “Je te garantis qu'avant meme que tu aies le temps de te retourner, tes associes te depouilleront de la tete aux pieds, car tu es un eternel malchanceux, et tu le resteras, comme te le souhaite avec beaucoup de bonheur et toujours de la chance ta tres fidele Scheine-Scheindl.” Ou encore: “Et n'envie pas le beau monde de Yehoupetz qui s'affaire. Puisse-t-il s'affairer, courir, et se briser les reins, comme te le souhaite aujourd'hui et toujours ta tres fidele epouse Scheine-Scheindl.”

Cet echange epistolaire est un dialogue de sourds, tragicomique, ancre, bien que le type des personnages soit universel, en un espace et un temps particuliers: les grandes villes de l'empire russe contrastant avec les bourgades juives de la “zone de residence" imposee aux juifs jusqu'a la revolution de 1917. Un echange qui eclaire le desequilibre entre la chaleur du foyer au shtetl et la difficulte de trouver son gagne-pain sur place; la dissonance entre les valeurs traditionnelles juives d'entraide et le cynisme de ceux qui n'hesitent pas a exploiter la naivete de leurs congeneres. Dans le contexte de cette disparite les dedicaces de Sheine (a mon cher epoux… que sa lumiere brille) traduisent, non l'approbation des reves funambulesques de son mari, surement pas, non l'acceptation de ses faiblesses, mais peut-etre l'atavique fatalisme, l'atavique confiance juive, envers et contre tout un chant d'esperance: Dieu pourvoira a ce que les hommes, ces benets, ces loosers, ces schlemiels ne peuvent fournir; qui sait? Dieu fera que la lumiere de ces schlemazels brille… malgre eux.


Avec Menahem-Mendl le reveur, Sholem Aleikhem se fait le chantre de la faiblesse. le grand ecrivain de la faiblesse humaine. Mais il pare tout d'un comique bienveillant et cette faiblesse n'est pas sans espoir. On est dans la crasse? Sourions et on s'en sortira. Meme Menahem-Mendl s'en sortira. Et en attendant, ses mesaventures auront fait passer quelques heures agreables a ses lecteurs. Elles auront fait naitre un sourire qui flottera un bon moment apres que le livre soit referme.


P.S. Je ne peux m'empecher de penser que chez Sholem Aleikhem ce sont les femmes qui possedent ce qu'en Yiddish on qualifie de “sagesse de vie”. Elles sont sensees et fortes, plus que les hommes. Deja dans Tevie le laitier les filles de Tevie savaient ce qu'elles voulaient et savaient quoi faire pour l'obtenir, n'en deplaise a leur pere. Ici Sheine-Sheindl tient sa maison et ses enfants a bout de bras, toute seule, pendant que son mari court des chimeres dont elle essaie, patiemment mais energiquement, de le mettre en garde.
C'est comme si Sholem Aleikhem brodait sur une citation des Proverbes (chap. 31): “Une femme vertueuse a bien plus de valeur que des perles". Une citation qu'il enrobe d'humour…
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