AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Berthelivre


En regardant le titre de ce livre, je me suis fait la réflexion que stupeur est un mot rare, que j'emploie très peu.
Ce mot ne va pas me quitter pas pendant ma lecture. J'éprouve ce sentiment d'incrédulité sidérée, cauchemardesque, à chaque page.

Il y a la stupeur d'Irina, que je partage, quand elle découvre un matin, par sa fenêtre, ses voisins juifs, les Katz, un couple et leurs deux filles, alignés à genoux devant leur maison, l'épicerie du village.

Il y a la mienne, quand Irina, après s'être un peu offusquée de cette situation auprès du gendarme qui garde la famille agenouillée, rentre chez elle, prépare le repas de son mari, réfléchit à son envie de le quitter, retourne interroger l'une des jeunes filles agenouillées, infirmière, sur les migraines dont elle, Irina, souffre, repart chez elle et enchaîne les heures et la nuit suivante, comme d'habitude, alors que ses voisins sont toujours dans la même situation : alignés, agenouillés ou assis, devant leur maison, avec interdiction de bouger. Irina, apitoyée mais à peine concernée.

La mienne encore, quand les gens du village, dans les heures qui suivent, pillent le magasin et la maison des Katz, en toute impunité, sans se cacher d'eux toujours douloureusement immobilisés devant leur porte, en affirmant haut et fort qu'ils ont assez enrichi le commerce de cette famille pour avoir maintenant le droit de prendre…

La mienne toujours, en lisant les échanges d'Irina avec des voisins ou des gens de rencontre, d'un antisémitisme primaire et tranquillement revendiqué.
« Les Juifs nous prennent tout. Ce n'est pas sans raison que Dieu les hait, siffla la femme avec une moue.
- Chez nous, on les a tués, dit Iréna, effrayée par sa propre voix.
- En apparence.
- Ils ont réellement été assassinés.
- Vous les chassez de là et ils ressurgissent derrière la haie. On ne peut pas éliminer de telles créatures. Ma maison est pleine de papier collant accroché aux murs. Est-ce que les mouches ont été exterminées pour autant ? » conclut la femme volubile… »

Et enfin la stupeur que j'imagine de l'auteur, se voyant rapporter ces scènes tellement hallucinantes de cruauté que je ne peux croire qu'il les ait inventées pour le besoin du livre. Sa stupeur d'avoir à décrire, narrer cette bassesse humaine, quotidienne, ancrée, et presque anecdotique si les conséquences n'en étaient terrifiantes. Stupeur, étape qui précède celle de la honte, dont parle Primo Levi qui n'a jamais pu s'en défaire : celle d'appartenir au même genre humain que les bourreaux.

Les scènes de violences contre ses voisins, ont un effet décalé sur Irina. Leurs souvenirs vont la hanter, et, les violences de son mari lui étant devenues insupportables depuis longtemps, elle quitte son village. Commence alors une errance étrange, scandée par des rêves, des hallucinations, qui l'amènent à des manifestations publiques de mysticisme : « Jésus était juif. Son père et sa mère étaient juifs. Maintenant que nos Juifs ont été assassinés, le corps de Jésus souffre plus encore »
Déclarations diversement accueillies… Les hommes la traitent de sorcière. Seules des femmes, de plus en plus nombreuses, s'y montrent sensibles.

Ce qu'Aharon Appelfeld a voulu écrire dans ces cent dernières pages, celles du cheminement sans but précis d'Irina, mais plein de ses convictions religieuses obsédantes, comment le savoir ? Peut-être l'espoir que ce qui a été perpétré taraude les mémoires et les consciences. Peut-être aussi celui que les hommes, juifs et chrétiens, sachent voir et entendre que leurs croyances ont la même origine, et que rien ne les distingue aux yeux d'un éventuel être suprême : « (Jésus) ne s'est pas converti. Ce sont les autres qui se sont convertis. Lui était juif et l'est demeuré ».

Si ce livre doit rester un grand livre pour moi, ce sera pour sa première partie. Je ne pourrai rencontrer de nouveau le mot « stupeur », sans penser à Aharon Appelfeld.
Commenter  J’apprécie          329



Ont apprécié cette critique (30)voir plus




{* *}