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Critique de oiseaulire


Il est délicieux de pouvoir lire la correspondance échangée au 12 ème siècle entre ces deux amants dont l'amour est devenu mythique.

Séparés dans de terribles circonstances, (Abélard fut castré à l'occasion d'une terrible vengeance familiale), mais irrévocablement liés par de doubles liens matrimoniaux et religieux, ces deux êtres firent incontestablement partie des élites intellectuelles de leur temps.

La fraîcheur de ton d'Héloïse, pour ne pas dire sa verdeur, étonne puisqu'elle ose, plus de vingt ans après leur séparation alors qu'elle est l'abbesse de la congrégation du Paraclet, en Champagne, hurler sa passion charnelle à Abélard, qui est certes son mari, mais qui est aussi devenu prêtre et théologien.

Malgré sa volonté manifeste d'éviter à tous prix un nouvel embrasement de leur amour, la douceur de ton et l'honnêteté de la réponse d'Abélard rend un hommage à la clarté de son esprit et à ses capacités à reconnaître sa responsabilité prépondérante dans leur adversité. Il ne tente pas de minimiser son rôle dans le développement d'une passion qui fut torride au point d'user parfois d'une certaine violence et de se manifester dans des lieux consacrés. Il exhorte cependant Héloïse à considérer ce sentiment comme faisant partie d'un passé où il l'a entraînée sur le voie du péché, et d'entreprendre avec lui le chemin d'un rapprochement avec Dieu en remplissant pleinement ses obligations à l'égard des religieuses dont elle a la charge. Loin de se saisir des armes qu'elle lui tend pour l'accabler en lui renvoyant son manque de foi (elle va jusqu'à lui confesser que le seul maître de sa vie n'est pas Dieu, mais lui, Abélard), il met au contraire en valeur son mérite d'autant plus grand que le chemin est ardu et sa conviction qu'elle est à la hauteur de sa mission.

Il y a bien sûr beaucoup d'habilité dans ce raisonnement, mais il n'exclut pas la sincérité dont on sent qu'il fait le fond des relations des deux époux.

Cette affaire entendue, Héloïse se soumettra une fois de plus à la volonté d'Abélard, et la suite de leur correspondance traitera de l'adaptation des règles de vie monastique aux congrégations féminines, sujet que les pères de l'Eglises n'ont jamais étudié. Abélard fut le promoteur de ces abbayes de femmes, rares, où l'étude et l'érudition étaient portées à leur plus haut degré, comme dans les congrégations masculines.

On note dans les lettres échangées par les époux sur les questions religieuses la prédominance de l'argument d'autorité sur la démonstration logique, qui marque ce 12 ème siècle, avec le retour, en guise de preuve, des références constantes aux grands penseurs de l'Antiquité, aux psalmistes de la Bible et aux Epîtres de Saint Paul.

Nous découvrons une femme exceptionnellement lettrée, fait rarissime, pour ne pas dire inexistant en ces temps, et exprimant librement une sensualité dénuée de culpabilité ; un homme ambitieux et très sûr des ses capacités, un brillant enseignant et redoutable rhétoricien que les élèves s'arrachaient, faisant de l'ombre à tous ceux dont la profession était de tenir école ; ses idées avancées, notamment sur la Trinité, lui valurent de nombreux déboires puisque le concile de Soissons le condamna pour hérésie et qu'il dut brûler lui-même solennellement ses propres travaux. On attenta également à sa vie, au point qu'il mena une existence de fugitif de monastère en monastère, au gré des protections qui pouvaient lui être accordées.

Destins hors du commun qui ne peuvent que passionner ceux qu'intéressent les institutions chrétiennes au second moyen-âge, ainsi que l'expression du sentiment amoureux. Nous sommes également en pleine réforme grégorienne : si le mariage des prêtres est encore théoriquement possible, il est de plus en plus décrié, d'où l'inconfort absolu de la position d'Abélard, davantage en butte aux calomnies qu'Héloïse dont on note qu'au contraire de son époux elle jouissait de la faveur de nombreux prélats influents.

PS : Pour les amis babéliotes que l'histoire de la castration d'Abélard intriguerait, comme elle m'a intriguée, je signale qu'Etienne Gilson dans la préface à la "Correspondance d'Héloïse et Abelard" éditée par Gallimard Folio, évoque un Abélard qui "feindrait" de se croire définitivement à l'abri de toute pulsion charnelle. Pour se préserver des ragots qui couraient sur son compte et qui mettaient sa sécurité en danger ? Pour opposer un argument irréfutable aux ardeurs d'Héloïse ? Car l'ablation des testicules (qu'il a subi dans le lâche attentat perpétré contre lui) n'entraîne théoriquement ni impuissance ni extinction du désir sexuel, mais seulement stérilité.
Il n'avait sans doute pas d'autre choix pour se protéger que de mettre en avant une infirmité dont il est possible de douter.
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