AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


Au Pérou, dans la province d'Apurimac, le jeune Ernesto va de ville en ville avec son père, avocat itinérant. Lorsque l'oncle d'Ernesto refuse d'aider son père, celui-ci n'a d'autre choix que de confier Ernesto à un collège de jésuites afin d'assurer son éducation. C'est là, enfermé dans la ville d'Abancay, sur les rives du Pachachaca, qu'Ernesto se lie d'amitié avec plusieurs de ses camarades. C'est là aussi qu'il fait rencontre la société péruvienne : entre dominants et dominés, Ernesto apparaît comme un médiateur.

Ernesto a passé son enfance à aller de village en village. Il a appris le quechua très tôt. Maîtrisant également le castillan, il peut ainsi parler à tous : aux fils de grands propriétaires terriens comme aux Indiens qui servent de péons dans les grandes haciendas. le rapport à la langue est fondamental dans le roman. le quechua, en particulier, est la langue de la confidence, la langue de la confiance : grâce à elle s'ouvre les coeurs des Indiens, ceux des péons opprimés. le quechua est la langue des villages de montagne, la langue des chants indiens, les huaynos, qui se transmettent oralement et qui sont spécifiques à chaque village. le castillan, lui, est la langue des dominants : descendants d'Espagnols, propriétaires d'haciendas, jésuites qui prêchent la soumission de ceux à qui on a volé la terre.

Par ses origines, Ernesto appartient à la catégorie des dominants, même si son père est, par rapport à d'autres pères, relativement désargenté. Par ses goûts, son attirance vers les chants traditionnels, vers les rites magiques (ainsi en va-t-il du zumbayllu, toupie musicale qui aurait le pouvoir de transmettre des messages par-delà les montagnes), il appartient à cette population andine, encore très marquée par la culture inca et quechua et qui, d'un point de vue économique, est à la traîne du Pérou littoral.

Médiateur, Ernesto est aussi un spectateur - actif - du renversement des valeurs que met en scène ce roman. Ainsi, la révolte des femmes pour demander une meilleure répartition du sel est un événément qui bouleverse la petite ville d'Abancay et, avec elle, la vie des collégiens. Ce mouvement populaire, auquel Ernesto participe, provoque l'arrivée de l'armée mais, surtout, elle érige au rang de figure mythique la cheffe du mouvement, dona Felipa, tenancière d'une chicheria. Insaisissable, elle défie ouvertement l'autorité des puissants : l'Eglise, les propriétaires terriens et même l'armée. Cette situation donne une dignité aux Andins. Elle signifie le pouvoir limité de la parole (celle de l'Eglise), de l'argent (des propriétaires terriens) et des armes. La fin du roman, marquée par l'arrivée du typhus dans la ville, propose une remise à plat de toutes les conditions sociales : devant la mort, l'égalité parfaite règne. Plus encore, la maladie est apportée par une folle, dont les collégiens avaient pour habitude d'utiliser le corps comme exutoire sexuel. La mort apparaît ainsi comme une justice divine, apportée par la plus humble et la plus malheureuse des créatures de Dieu.

Mais Les fleuves profonds est aussi un roman de formation à la trame classique. On y lit des histoires de rivalités entre jeunes hommes et des portraits de jeunes gens qui se construisent. Il y a les jeunes gens que l'on admire ou que l'on déteste mais qui, par leur stature, sont au-dessus de la mêlée. Ainsi en va-t-il de Lléras ou de Roméro, d'Antéro aussi. C'est tout une faune curieuse et pourtant terriblement familière que propose Arguedas. Là aussi, Ernesto se place en-dehors du groupe : par son statut de narrateur, par son statut d'étranger (étranger à la communauté d'Abancay), par sa capacité à n'être dans aucun groupe et à accueillir tout le monde.

Le roman frappe, bien sûr, par son érudition et son goût de l'exactitude. Arguedas décrit le microcosme de cette province enclavée de l'Apurimac. Plus encore, il dépeint, avec poésie mais aussi avec noirceur, les réalités multiples de ce Pérou andin dont il fut lui-même un enfant : réalités sociales, réalités topographiques mais aussi, et surtout, réalités magiques.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}