Seul un homme

Les premières grenades de désencerclement avaient explosé dans la nuit - ça n'avait guère tardé. Deux, trois manifestants avaient commencé à balancer des bouteilles sur les policiers. Des cris - de frayeur, mais de colère aussi - des insultes fusaient. Sirin regardait tout ça, le coeur en berne.

Putain, on dirait que mon cerveau a coulé par mes oreilles et s'est répandu là... Depuis quand nos manifs sont aussi sombres ? Où est passé l'espoir des envoltés ? Ils étaient sensés être un renouveau, une mouvance d'idéaux qui parle au peuple pour le peuple. Le Lillois l'avait dit : ce qui nous définit, c'est qu'on agit pas en réactions aux brimades du pouvoir en place. Alors quand est-ce que ça a mal tourné ? Comment est-on passé des plumes aux pierres et aux parpaings ?

Parce que ceux qui gouvernaient, ces pères de la nation étaient des séniles d’un vieux système, gâtés et assis sur un tas d’or. Quand un chef de famille ne se trouvait plus en mesure de répondre à ses obligations, quand il favorisait un enfant prodigue qui tenait plus de la sangsue que du fils égaré et que, pour cela, il faisait dormir ses frères et sœurs sous les porches d’immeuble ou leur tendait des kebabs pour tout repas, il était grand temps de le court-circuiter. Quitte à ce que l’étincelle soit le détonateur d’une nouvelle république… Non, plus large encore : d’une nouvelle société, d’un paradigme plus équilibré, davantage relié et, tout simplement, plus sain pour l’écosystème humain dans son entier. Mais pour cela, il fallait pulvériser l’ancien. Les murailles en ruine restaient des murailles. Et une bonne grosse explosion, le moyen le plus rapide d’atteindre le cœur du système.

Au final, ils étaient tous pareils. Aucun ne croyait en elle – ne voulait croire en elle, ce « elle » véritable, un individu avec ses convictions et ses forces, avec son libre arbitre. Parce qu’elle était une fille, elle savait forcément moins : moins faire, moins réfléchir, moins s’engager.
Seul un homme pouvait ouvrir la voie, changer le monde. Une femme devait se contenter de son petit monde à elle : son foyer, ses enfants… sa carrière, si celle-ci ne débordait pas trop sur le reste. Pourtant, de tous ceux qui avaient été assis à cette table, aucun n’avait une conscience plus aiguë qu’elle des problèmes et des souffrances de tous les Français qui s’inquiétaient, jour après jour, pour le lendemain. Aucun n’avait non plus sa discipline, sa maîtrise, ni sa liberté d’action.