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Critique de remm


Ayant vu et beaucoup apprécié le film de Kurozawa (disponible gratuitement sur youtube) quelques mois auparavant, je suis tombé par hasard sur une présentation de cette nouvelle édition par le traducteur en librairie ! J'y ai donc assisté à l'improviste. Yves Gauthier a introduit l'auteur, le livre et ses enjeux en fin connaisseur et grand passionné.

Ce serait mentir de ne pas dire qu'il s'agit là d'une lecture très difficile, qui en rebutera plus d'un. Qualifier ce livre de "western sibérien" en quatrième de couverture est un peu exagéré ... Journal d'exploration romancé, autobiographie, récit d'aventure, roman d'amitié, roman hommage, il s'agit plutôt de tout cela que d'un "western".
Car effectivement, et comme le rappelle l'introduction, pas un caillou, pas une brindille ne se voit attribuer son nom, et dans le plus de langues possible. Chaque rivière, chaque fleuve et tous ses affluents sont décrits en long, en large et en travers, ou devrais-je plutôt dire en verstes, en sagènes et en pouces. Si, comme moi, vous avez été séduit par le film de Kurosawa, sachez bien que les scènes d'action et les temps forts du film sont très rapidement racontés dans le roman d'Arseniev et que ce sont surtout des descriptions très pointilleuses, des récits de bivouacs, de marche et de rencontres avec les hommes et les animaux de la taïga qui occupent les trois quarts des 740 pages du livre.

Il faut donc parfois s'accrocher. J'ai mis plus d'un mois à le lire, à petite dose, à mon rythme. Ce n'est pas dérangeant puisque l'auteur découpe vraiment son roman comme un journal d'expédition. Ce sont donc des étapes du voyage qui se succèdent de manière chronologique, avec leur lot d'épisodes et d'anecdotes.

Une poésie se dégage de tout cela. L'auteur, dont on adopte le point de vue, est vraiment attachant. Il est toujours mesuré, il a toujours l'air de garder son calme, on est immédiatement charmé son humilité et sa sensibilité exacerbée au vivant, aux paysages, à l'histoire ou encore aux cycles de la nature. Il ne se met pas en valeur dans ce livre : plusieurs fois, il raconte ses erreurs, il dit avoir peur, avoir froid, avoir faim, être fatigué, etc. Il ne juge que très rarement les pratiques des hommes qu'il rencontre et, lorsqu'il le fait, préfère les éviter plutôt que d'imposer une punition tel un colon civilisateur. Je n'ai le souvenir que d'une seule intervention de sa part, lorsqu'il est sollicité par une communauté pour leur venir en aide face à leurs oppresseurs : il leur en fait la promesse et envoie donc à son retour les militaires russes pour faire respecter leurs droits.
Le reste du temps, c'est un observateur impartial, objectif, conscient de son héritage et de ses biais culturels. Il s'efforce d'éviter l'ethnocentrisme, se met en position d'apprenant vis-à-vis de tous les hommes qu'il rencontre. Il fait vraiment figure de sage, à la fois humble et conscient de ses responsabilités, c'est un véritable plaisir de l'accompagner dans ses voyages, ses réflexions et ses observations. Il s'efface derrière ces paysages qu'il décrit avec poésie mais toujours dans la retenue, les laissant s'exprimer à travers sa plume comme s'il savait que la simple description de quelque chose se suffit à elle-même.

Le véritable héros du livre, comme son titre l'indique, c'est Dersou Ouzala, le chasseur qui incarne aux yeux d'Arseniev un ancien monde qui disparaît alors même qu'il le découvre. Dersou, c'est pour cet homme cultivé et raffiné, originaire de la capitale de l'empire russe - la forêt, les paysages et les montagnes sauvages, les animaux indomptables et les cours d'eau impétueux qu'il nous décrit avec minutie parce qu'ils le fascinent et qu'il les respecte.

Les incendies de forêt hantent toutes les pages et sont constamment comme en filigrane de l'aventure d'Arseniev. Ils laissent derrière eux des paysages désolés et manquent même de tuer l'explorateur et ses hommes. Ils sont en fait une terrible image de la réaction en chaîne qu'engendrent les mouvements de population humains : surpopulation, hiérarchisation et subordination des populations indigènes par les nouveaux arrivants, plus riches et techniquement plus « avancés », paupérisation, surendettement et capitalisme effréné, mise en place de relations commerciales avec les autres régions, etc. Tous ces phénomènes humains très complexes sont décrits par Arseniev et semblent du coup très logiques, voire fatals. On ne prend plus le temps de connaître les animaux pour les traquer, on brûle tout pour les cueillir comme des fleurs alors qu'ils s'enfuient, affolés et désorientés. On ne travaille plus la terre ; on brûle tout afin de cultiver plus vite, plus efficacement, sur des terrains plus grands.

Dersou répète à plusieurs reprises « Comment vivre maintenant ? », et son désespoir résonne encore à l'heure actuelle ... Tout cela, Vladimir Arseniev s'en désole, inconscient ou niant plutôt le fait qu'il participe lui aussi, en tant que militaire russe, à la destruction du monde de Dersou qu'il admire tant. Certains chinois, certains coréens et certains vieux croyants chassent, pêchent et cultivent sans vergogne dans le seul but de s'enrichir ; les russes, grâce aux cartes et aux relevés d'Arseniev, détruiront ces territoires et construiront quant à eux des villes dans le but d'y apporter la civilisation que l'auteur aura appris tout au long de ces voyages, aux côtés de Dersou, à remettre en question.

Les descriptions de certains couchers et levers de soleil, l'évocation de certains bivouacs, de certaines nuits étoilées, sont pleines de poésie et font vraiment rêver - surtout quand on lit cela avec les bruits de la ville en fond sonore ... Comment ne pas être non plus attendri par le récit de leur réveillon de Noël improvisé au coeur de la taïga ?

J'ai aussi particulièrement apprécié les évocations de la figure du tigre, ou « Amba » comme l'appelle Dersou, sorte d'ombre planant constamment sur les hommes, sorte d'image et de symbole vivant de la mort, de la nature sauvage, du chaos d'où nous venons et auquel nous retournons tous. Chacune de ses apparitions est à la fois haletante et bouleversante tant ce rapport aux grands mammifères semble disparu à jamais …

Cela aura donc été un plaisir de suivre chaque jour cette bande dans leurs voyages, à travers les yeux d'un homme passionnant et passionné, c'est à la fois grandiose et très pragmatique, les épisodes s'enchainent comme dans un vrai journal, sans nécessairement de leçon ou de réflexion de la part de l'auteur. Ainsi, quand arrive le dénouement, si logique et pourtant si tragique, après ce qui semble avoir été tant de temps passé aux côtés de ces deux hommes à l'amitié improbable et pourtant si pure, la concision et la justesse d'Arseniev ne manquent pas d'émouvoir aux larmes.

Un dernier mot sur l'édition : l'iconographie inédite ajoute assurément une plus-value et le format est idéal mais les pages se détachent toutefois trop facilement !
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