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Critique de Dorian_Brumerive


Après les ouvrages de Jules Verne, l'un des romans pour la jeunesse les plus marquants du XIXème siècle, c'est assurément « Les Aventures Merveilleuses mais Authentiques du Capitaine Corcoran », une fantaisie exotique unique en son genre que l'on doit à Alfred Assollant, un ancien professeur d'histoire, renvoyé pour opinions républicaines sous la Monarchie de Juillet, et qui après avoir vainement tenté de s'établir aux États-Unis, revint en France en 1858 où il se lança dans la rédaction de romans pour enfants d'une franche originalité, qui firent rêver les chères têtes blondes du Second Empire, et les prépara, sans que l'auteur ou ses lecteurs s'en doutèrent, à leur vie d'adulte sous la IIIème République. Par la suite, Alfred Assollant publia des romans plus confidentiels, plutôt pour adultes, mais ne retrouva jamais la célébrité que lui valut son Corcoran.
le succès de ce roman d'aventures, publié initialement en deux tomes dans la légendaire Bibliothèque Rose des éditions Hachette, agrémenté d'une cinquantaine de gravures sur bois très audacieuses signées par Alphonse de Neuville, ne se démentit pas pendant près d'un demi-siècle. Cet ouvrage contribua d'ailleurs à sortir la Bibliothèque Rose du style exclusif de romans moraux et chrétiens, écrits par des vieilles filles ou des veuves aristocrates, dans lequel la collection menaçait de s'enliser totalement. Traduit dans de nombreux pays, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut très certainement une influence majeure d'Emilio Salgari, auteur de la série des « Sandokan », à la thématique similaire.
En effet, s'opposant résolument au merveilleux scientifique, hautement pédagogique mais assez souvent réactionnaire, de Jules Verne, Alfred Assollant met un point d'honneur à signer un roman qui ne se préoccupe que d'amuser et de distraire ses jeunes lecteurs en quelque domaine que ce soit. du moins en apparence, car comme le fera plus tard Emilio Salgari, sous le couvert d'une histoire montrant un héros indépendantiste s'attaquer courageusement à l'empire colonial britannique, c'est au colonialisme dans son essence que l'auteur s'attaque, utilisant l'anglophobie, alors courante en son temps, pour dénoncer des attitudes de domination, de racisme et de corruption qui étaient tout aussi bien les travers du colonialisme français.
Oublié pendant un temps, lors des deux guerres mondiales qui coupèrent progressivement les français du XXème siècle du siècle précédent, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut à nouveau reédité en 1975 par les éditions 10/18, et n'a cessé depuis d'être ponctuellement réimprimé, hélas sans les gravures originelles d'Alphonse de Neuville, autant par des éditeurs classiques que dans des collections pour enfants, et a même été adapté en bande dessinée. L'étonnante modernité de son style, l'ironie mordante de son humour, font de cet ouvrage un chef d'oeuvre intemporel et inimitable.
« Les Aventures du Capitaine Corcoran » est un roman double, dont chaque tome forme une histoire indépendante, bien que le deuxième soit la suite du premier.
le roman narre le destin exceptionnel du Capitaine Corcoran, un courageux Malouin ayant bourlingué sur les sept mers et ayant, au cours d'une aventure dans l'île de Java, sauvé une tigresse de l'attaque d'un crocodile. Domestiquée et restée fidèle à son sauveur, la tigresse est baptisée Louison et, aussi surprenant que cela paraisse, elle est véritablement l'héroïne de ce roman, bien plus que Corcoran lui-même.
Louison représente d'ailleurs une innovation notable dans la littérature mondiale, car 30 ans avant Rudyard Kypling et 60 ans avant les studios Disney, Alfred Assollant fait d'un animal sauvage un personnage anthropomorphe, qui, s'il ne parle pas, passe par toutes les émotions et les stratégies d'une intelligence humaine. Cette tigresse qui comprend les mots, les regards, qui se révèle capable de confiance, de jalousie et d'initiatives personnelles, tuant les traîtres sans état d'âme mais acceptant avec tendresse les amis et la compagne de Corcoran; bref capable de discernement et de préoccupation morale, cristallise le rêve naïf de tout enfant ressentant naturellement une attirance pour la fidélité aveugle des animaux de compagnie. Toutefois, Alfred Assollant comprenant que Louison marque un manquement au réalisme si cher à Jules Verne, décide rapidement d'orienter son roman vers une forme narrative légèrement parodique, teintée d'ironie, ce qui, en ce domaine, se révèle d'une incroyable modernité pour 1867.
L'action se déroule en 1856. le Capitaine Corcoran et Louison se rendent à l'Académie des Sciences de Lyon, où bien évidemment la présence de Louison sème la panique. Mais Corcoran, ayant un contrôle total sur sa tigresse, vient en fait seulement proposer ses services, car l'Académie des Sciences cherche un aventurier pour se rendre aux Indes afin d'en ramener un très rare manuscrit : le Gouroukaramta. Il serait caché non loin de la source du Nerbuddah (on dit plus volontiers aujourd'hui "Narmada"), l'un des sept fleuves sacrés d'Inde. A cette fin, Corcoran et Louison sont envoyés au bon soin du prince Holkar, seigneur du royaume des Mahrattes, qui dispose d'informations notables sur le manuscrit recherché.
Disons-le d'emblée : assez rapidement déniché et posté à l'Académie des sciences, ce Gouroukaramta n'est qu'un expéditif prétexte de l'auteur pour envoyer Corcoran dans les Indes britanniques, où se déroule le roman – car en 1867, il eût été impossible de publier un livre qui donnerait le mauvais rôle aux colons français de l'Inde.
Quelques mots d'histoire, cependant, pour resituer la présence française en Inde. On l'ignore la plupart du temps, mais si la plus grande partie de l'Inde fut colonisée par la couronne britannique, la France occupa entre 1668 et 1954 un regroupement de plusieurs territoires de la côte est de la péninsule indienne, principalement autour de ports où la Compagnie des Indes Orientales avait établi des "comptoirs", et gérait un fructueux trafic d'import-export. C'est d'ailleurs pour cela que deux de ces villes portuaires, Pondichery et Chandernagor (qui n'est pas un port de mer, mais un port de rivière sur le Gange) portent des noms français.
Comme en Indochine française, les colons français devaient composer avec la présence britannique sur des territoires que nous aurions volontiers voulu annexer, et même s'il y eut quelques frictions, l'entente fut généralement plus cordiale que ce qu'en rapporte la littérature coloniale de l'époque, propre à exploiter le ressort littéraire d'une rivalité belliqueuse.
Ainsi, au moment où Corcoran débarque avec Louison sur la cote ouest de l'Inde, à Bhagavapour, capitale du royaume des Mahrattes, la ville se trouve sous un protectorat anglais dirigé par le colonel Barclay, lequel veut abuser de son pouvoir pour s'emparer du royaume du prince Holkar. Il fait notamment enlever sa ravissante fille, la princesse Sita, afin de négocier l'abdication du vieux prince. Face à une telle injustice, le sang de Corcoran bouillonne !
Tout le premier tome de ce roman narre d'abord l'opération commando mise en place, avec l'aide de Louison et de quelques mahrattes dévoués, afin de délivrer Sita des griffes du commandant John Robarts, l'âme damnée du colonel Barclay, avant de décrire la bataille finale pour s'emparer de Bhagavapour, qui oppose les Anglais au Prince Holkar. Si l'habileté de Corcoran et de Louison permet aux Marhattes de remporter la victoire, Holkar est tué par un traître, mais a le temps de léguer son royaume à Corcoran, lequel en profite pour épouser la belle Sita, qui ne demandait pas mieux que d'honorer ainsi son sauveteur.
Il est important de noter que Corcoran, qui se déclare Maharadjah, ne songe à aucun instant à ajouter le royaume des Mahrattes aux possessions françaises. C'est au contraire lui qui estime devenir indien en endossant le rôle de Maharadjah. Prendre le pouvoir signifie à ses yeux rendre son indépendance et son autonomie à son peuple. Cette prise de position anticoloniale est fort insolite sous le Second Empire, particulièrement dans la littérature de jeunesse.
le second tome se déroule quatre ans plus tard, en 1860. Corcoran et Sita ont eu un adorable fils, Rama, ce qui tourmente un peu la tigresse Louison, laquelle se laisse courtiser par un cousin tigre (et il s'agit bien d'un lien familial, et non d'une parenté d'espèce). Dans un premier temps, Corcoran est furieux de ce qu'il ressent comme une traîtrise, et fait enfermer Louison, sous la bonne garde d'un éléphant d'Inde aperçu dans le premier tome, Scindiah.
Malgré ses précautions, Louison parvient tout de même à s'enfuir avec son cousin tigre, lequel risque sa vie en s'opposant à Corcoran, parti à la poursuite de sa tigresse. Les deux félins parviennent finalement à s'enfuir, laissant Corcoran totalement abattu, au point d'accueillir et de laisser librement circuler dans Bhagavapour un soi-disant scientifique allemand, le docteur Scipio Ruskaërt, lequel est en réalité un espion anglais venu identifier les différents points faibles de la résistance de la cité. Car si John Robarts a été tué, le colonel Barclay, lui, veut obstinément sa revanche et il n'aura de cesse de vouloir s'emparer de Bhagavapour.
Mais Corcoran bénéficie d'une aide inespérée : celle de son ami Yves Quaterquem, autre aventurier breton, inventeur d'une sorte de frégate/montgolfière en forme d'oiseau géant qui survole les différentes parties du monde, accompagné de sa femme Alice et de son serviteur noir Acajou. Bien que ce ne soit précisé nulle part dans le texte, tous ces personnages sont issus d'un précédent roman d'Alfred Assollant, « Les Amours de Quaterquem », publié en 1860.
le personnage d'Acajou serait peut-être le seul élément litigieux des « Aventures du Capitaine Corcoran », car il s'exprime dans un langage "petit-nègre" fort imagé que l'on peut aujourd'hui percevoir comme raciste et offensant. A l'époque, cependant, il n'en était rien, et la poésie de ce phrasé très particulier était immédiatement ressentie comme sympathique aux yeux d'un public français qui, bien souvent, n'avait jamais vu en vrai un noir d'Afrique, dont les représentations sur des gravures et des peintures pouvaient donner une image terrifiante. Par ailleurs, le personnage d'Acajou est longuement présenté comme un individu intelligent, d'une force colossale, sage et bon vivant. C'est d'ailleurs lui qui démasque l'espion anglais, tandis que ses complices sont égorgés par Louison, laquelle est de retour avec son compagnon, et un adorable bébé tigre.
Malgré sa nouvelle vie de famille, Louison n'a pas voulu abandonner son ancien maître, et obéissant à un instinct qui lui faisait pressentir un danger imminent, elle revient à temps pour faire la paix avec Corcoran. Celui-ci, très ému, réalise l'erreur qu'il a commise en reprochant à Louison ce que lui même s'était permis de faire avec Sita. Il adopte donc la famille de Louison aux côtés de la sienne et de celle de Quaterquem, baptise fort ironiquement son compagnon Garamagrif et leur bébé tigre Moustache.
Il n'y aura pas trop de ces trois familles unies pour affronter l'attaque massive des troupes anglaises du colonel Barclay. La deuxième partie de ce second tome est toute entière consacrée à une longue bataille menée à terre et dans les airs contre l'armée britannique, laquelle parviendra à enlever Sita (qui n'est décidément bonne qu'à se faire enlever), Rama et l'éléphant Scindhia. Au cours d'une ultime bataille, Louison viendra à bout du Colonel Barclay d'un coup de crocs bien placé, mais le bilan de cette victoire totale sera lourd : Garamagrif et Scindhia auront bravement péri au combat pour la libération du peuple mahratte.
Toutefois, donné lui-même pour mort pendant quelques heures, Corcoran découvre que les habitants de Bhagavapour, se croyant abandonnés, avaient déjà tenté d'adresser leur reddition aux forces anglaises. Cette lâcheté écoeure Corcoran, qui décide de renoncer à son titre de Maharadjah. Avant de quitter Bhagavapour, il initie la population aux lois de la République et leur explique le déroulement des scrutins qui leur assureront d'être toujours dirigés par un homme qu'ils auront choisi, et qu'ils pourront démettre de ses fonctions, s'il trahit ou exploite son peuple.
Puis, accompagné par Sita et son fils Rama, suivi par Louison et le petit Moustache, Corcoran s'embarque sur la frégate volante de Quaterquem, et tout ce petit monde va s'installer sur une île déserte, rachetée à des naufragés, sur laquelle Quaterquem a construit une grande maison, où vivent également la femme et les trois enfants d'Acajou. Cette île dont le nom n'est jamais donné peut cependant être identifiée assez sûrement comme l'une des îles Sandwich, bien que l'auteur lui prête un climat tropical que ces îles, majoritairement recouvertes de glace de par leur proximité avec le Pôle Sud, sont loin d'avoir. Ceci dit, c'est la seule inexactitude géographique ou scientifique que commet Alfred Assollant qui, bien que son roman soit ouvertement fantaisiste, s'est soigneusement documenté avant de l'écrire.
On reprochera peut-être à ces « Aventures du Capitaine Corcoran » une complaisance souvent cruelle pour les scènes de batailles, de meurtres, d'exécutions publiques, non sans se dire toutefois que les gamins du siècle dernier avaient le coeur bien accroché. Néanmoins, en alternant une fantaisie qui fait la part belle aux animaux "humanisés" et une intrigue progressiste et morale de guerre d'indépendance, Alfred Assollant a signé un roman passionnant et envoûtant, qui frappe par la modernité et la fluidité de son style, par son ironie goguenarde qui n'a, le plus souvent rien perdu de sa drôlerie, et enfin par ses inénarrables trouvailles narratives, qui parsèment un récit souvent linéaire de nombreuses anecdotes parallèles, et qui lui donnent une densité remarquable.
Malgré les presque 600 pages de ce récit à la fois statique et mouvementé, « Les Aventures du Capitaine Corcoran » est un roman qui se lit avec délectation, et qui peut même se relire de nombreuses fois, tant on ne peut se souvenir de tout, et tant le foisonnement de personnages et d'anecdotes se redécouvre sans lassitude, préfigurant d'ailleurs les grandes sagas en bandes dessinées qui marqueront le siècle suivant.
Unique en son genre, ce roman pamphletaire ludique et républicain, prônant la tolérance et l'indépendance des peuples sous une forme littéraire qui ne se prend pourtant jamais au sérieux, mérite qu'on lui accorde un jour une place triomphale au panthéon de la littérature mondiale.
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