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Critique de nebalfr


HAÏKU = HARDCORE



Eh bien, nous y voilà… Il me faut à nouveau tenter de parler de poésie – avec ces « petits trucs », là, les haïkus ; que l'on dit parfois être la forme poétique la plus brève de par le monde, celle qui ne dure que « le temps d'un souffle ». Et qui, globalement, m'a toujours laissé perplexe.



Reste que je me suis un tantinet éveillé à la poésie japonaise – par « obligation » que je m'imposais peut-être connement, puis par goût et/ou par jeu. J'ai été tout particulièrement séduit par la poésie japonaise classique – la plus classique, celle du Man.yôshû, puis de l'époque Heian : essentiellement (presque systématiquement, en fait) des « poèmes courts », ou tanka, même si, aux origines du registre, on trouve quelques « poèmes longs », ou chôka. Outre l'anthologie Mille Ans de littérature japonaise, composée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, des oeuvres plus ciblées, telles surtout les Contes d'Ise, puis dans une moindre mesure le Dit de Heichû, m'ont amené à m'y intéresser davantage, car ils m'avaient étrangement touché – et, bien sûr, on pourrait compléter cette maigre liste avec d'autres ouvrages, pas essentiellement poétiques, mais comprenant pourtant nombre de poèmes, ainsi du Dit des Heiké, voire du Kojiki.



Mais sans doute fallait-il aller plus loin. Tout récemment, la lecture de l'Anthologie de la poésie japonaise classique, compilée en son temps par Gaston Renondeau, m'a dans l'ensemble beaucoup plu, et incité à creuser la question davantage encore… en me frottant à ce registre effrayant qu'est le haïku. À vrai dire, je m'étais procuré en même temps l'anthologie dont je vais traiter aujourd'hui, dans la même et éminente collection « Poésie » des éditions Gallimard, et dont l'approche s'avère tout autre – j'avais même poussé le vice jusqu'à faire l'acquisition en même temps de l'Intégrale des haïkus de Bashô, en dépit de mon incompréhension peu ou prou totale de tout ce que j'en avais lu avant, ici, là ou encore là (de très loin le plus « scientifique » de ces trois recueils : bilingue, notes très abondantes… Ce qui me plaît bien, à moi).



Haiku : anthologie du poème court japonais est un recueil semble-t-il doté d'une jolie réputation, et dont bien des camarades avaient salué la pertinence et la réussite. le travail accompli par Corinne Atlan et Zéno Bianu devait donc constituer une bonne porte d'entrée, me concernant – à même de dépasser mes préventions bêtement ancrées pour ce genre poétique dont la brièveté me secoue, dont la candeur apparente me stupéfie, dont le propos m'échappe 99,9 fois sur 100 (au mieux), etc.



Mais il y avait donc du boulot, hein – c'était vraiment pas gagné.



Et au sortir de cette lecture, ça n'est sans doute toujours pas gagné – même si je crois (je crois…) qu'il y a quand même eu comme un progrès. Alors ne perdons pas espoir – à force, peut-être que j'y comprendrai quelque chose ; et peut-être, surtout, que cela me touchera véritablement ?



Maintenant, chroniquer tout ceci n'est pas chose aisée… En fait, et dans ces circonstances tout particulièrement, cela dépasse mes très éventuelles compétences, je ne vais pas me leurrer. Je vais livrer quelques développements très généraux dans les quelques sections qui suivent, mais, plus encore peut-être que pour l'Anthologie de la poésie japonaise classique, ce seront surtout les extraits qui compteront – une sélection dans une sélection, avec ce que cela implique de biais plus ou moins fâcheux…



UNE QUESTION DE MOTS



Avant cela, cependant, un peu de vocabulaire, qui me paraît utile – même si je vais m'en tenir ici à l'historique du genre, résumée dans un petit article en fin d'ouvrage. le lexique du haïku va, c'est certain, bien au-delà, et j'aurai l'occasion de parler, par exemple, du kigo ou du kireji, mais, pour l'heure, simplement un peu d'histoire – et même là sans entrer excessivement dans les détails…



La poésie japonaise primordiale est sans doute d'essence populaire, dans les rites paysans de type utagaki, où les « chants-poèmes » occupent une place fondamentale. Uta, aujourd'hui, désigne la « chanson », mais la distinction apparaît somme toute récente, si les poèmes classiques n'étaient plus forcément chantés.



Sur cette base populaire, se constitue aux époques Nara, avec le Man.yôshû, puis Heian, la poésie japonaise classique : les poèmes japonais, ou waka, se distinguent de la poésie chinoise, et prennent plusieurs formes, dont le tanka, ou « poème court », est la plus importante – le chôka, ou « poème long », disparaît dès Heian, et de même pour les autres formats, déjà bien moins courus ; c'en est au point où tanka devient synonyme de waka, les deux termes étant employés alternativement pour désigner la même chose.



Le tanka est un poème court (donc), composé de cinq vers. Les formats poétiques japonais s'attachent avant toute chose au nombre de mores, ou syllabes, et, dès cette époque primordiale, la base des poèmes consiste pour l'essentiel en l'alternance de vers de cinq et de sept mores. le tanka, concrètement, obéit à une structure 5-7-5-7-7.



Au sein même du tanka, sur cette base, on peut opérer une distinction entre deux ensembles : les trois premiers vers, 5-7-5, constituent ce que l'on appelle le hokku. Restent les deux derniers vers, 7-7, distique en forme d' « envoi », disons.



Un jeu poétique se développe bientôt, qui consiste en l'élaboration collective de poèmes, sur la base de l'échange et de l'enchaînement : c'est ce que l'on appelle traditionnellement le renga, même si, plus récemment, on a aussi employé le terme de renku. Dans le contexte du renga, un premier poète lance un hokku (5-7-5) ; un deuxième poète complète le tanka avec un distique (7-7) ; puis le premier poète, ou un autre encore, enchaîne avec un nouveau hokku, etc.



Sur cette base, le lexique technique se complexifie considérablement, car on distingue par exemple les renga en fonction du nombre de strophes (par exemple, un kasen comprend 36 strophes, un hyakuin en compte 1000…), ou de participants, etc. le jeu poétique constitue à terme un véritable rituel, avec ses obligations spécifiques, même si la dimension ludique demeure essentielle.



Le public varie, aussi – ou les participants, en fait. L'art poétique, d'abord associé à l'aristocratie, se diffuse dans la bourgeoisie, notamment à l'époque d'Edo, où des commerçants – ces hommes de la caste la plus basse du Japon des Tokugawa, hors-castes tels que les burakumin exceptés – s'assemblent pour composer ensemble des renga dont les thèmes sont souvent plus prosaïques que ceux des nobles, et tout aussi souvent comiques : on parle alors de haikai-renga.



Le principe reste le même, mais, au sein du haikai-renga, le hokku tend à gagner progressivement son autonomie – entendre par-là que le hokku acquiert une valeur propre, qui en justifie, par exemple, la publication en dehors du renga qui l'a vu naître ; bientôt, c'est même la composition du hokku qui s'émancipe de l'exercice collectif du haikai-renga. Ces hokku isolés sont alors appelés haikai-hokku.



Le genre connaît alors une apogée, avec son plus grand maître, Bashô (1644-1694), et son école. D'autres suivront, importants à leur tour, tels surtout, passés les disciples de Bashô qui se disputent bien vite l'héritage, Buson (1716-1783), et Issa (1763-1828). Puis cette forme poétique tend à être abandonnée, et peu ou prou oubliée…



Vers la fin du XIXe siècle, cependant, dans les bouleversements associés à l'ouverture forcée du Japon et à la Rénovation de Meiji, Masaoka Shiki redécouvre ce genre, tout particulièrement via Buson. C'est Shiki, dans ce contexte, qui simplifie l'expression haikai-hokku, finalement toujours trop liée au renga à ses yeux, en haiku – manière d'affirmer une bonne fois pour toutes l'autonomie du poème de trois vers.



À proprement parler, haiku est donc un néologisme, apparu seulement avec Shiki – parler des « haïkus de Bashô » a dès lors quelque chose d'anachronique. Mais l'usage a pris, ainsi qu'en témoigne le titre même de la présente anthologie, et le genre s'est constitué en tant que tel.



Au Japon, et ailleurs : c'est à partir de la dénomination haiku que les Occidentaux découvrent ce format poétique d'une extrême brièveté, qui les déconcerte et les séduit, et qu'ils ramènent avec leurs bagages en Europe et en Amérique – au point où, bientôt, le haïku deviendra le type-idéal de la poésie japonaise… et, en même temps, un exercice auquel tenteront de se plier quelques poètes occidentaux (incluant Paul Claudel ou Jack Kerouac – cette compilation est toutefois purement japonaise). Il y a en fait ici, ai-je l'impression, une tension sur laquelle je vais tâcher de revenir brièvement un peu plus loin…

QUELQUES CHOIX DE L'ANTHOLOGIE



Cette anthologie, comme toute anthologie, implique un certain nombre de choix, forcément discutables, même si en l'espèce je ne suis certainement pas en mesure de les discuter… Donnons-en tout de même une vague idée.



Je suis tenté de mettre en avant un premier aspect, qui a une certaine importance à mes yeux mais sans doute beaucoup moins à la très grande majorité des lecteurs – et il ne s'agit donc pas à proprement parler d'une critique, pas du tout même, simplement d'un constat, de manière bien plus neutre : cette édition, en français uniquement (en matière de haïkus, j'ai l'impression qu'on rencontre souvent des éditions bilingues – par exemple, concernant Bashô, les Cent Onze Haiku, ou l'Intégrale des haïkus), n'est pas vraiment « scientifique », disons. L'introduction est essentiellement de nature poétique elle-même, tout en avançant quelques notions utiles à l'appréhension de l'ensemble, comme surtout celle de kigo, ou « mot-saison ». Les notices sont inexistantes, les notes rares ; nous ne savons rien des auteurs, et les circonstances de composition du haïku ne sont explicitées que dans les cas les plus cruciaux. On trouve certes, en fin de volume, la « Petite Histoire du haïku » que je viens d'évoquer, ainsi qu'une bibliographie (japonaise, anglaise et française) – pas rien, donc. Mais, eu égard à mes attentes toutes personnelles, c'est parfois bien peu... Mais c'est un choix à l'évidence parfaitement légitime.



Le rendu des poèmes procède sans doute de la même intention, plus émotionnelle qu'intellectuelle : sans affectation, et sans s'imposer des carcans plus ou moins pertinents (dont surtout la conservation dans le texte français de l'alternance de vers de cinq et sept syllabes), la traduction vise plutôt à préserver la force des images, et, si elle s'attache au rendu de la rythmique, c'est sur un mode relativement libre, disons casuistique. Je ne suis pas en mesure de juger de la qualité de la traduction, ici. le principe même de la traduction est toujours problématique (« traduttore, traditore », etc., je ne vous apprends rien), et je suppose que ça n'est jamais aussi vrai qu'en matière de poésie – puis, au sein de la poésie dans son ensemble, je suppose… que ça n'est jamais aussi vrai qu'en matière de haïkus ! le fait est que, pour certains, la variété des traductions change à peu près tout : j'ai reconnu ici des haïkus déjà lus ailleurs, par leur thème, etc., tout en constatant que le texte français n'avait pour ainsi dire rien à voir, et que l'effet ne pouvait tout simplement pas être le même. Mais, à cet égard, je ne suis pas en mesure de louer une traduction plutôt qu'une autre.



Tant que nous en sommes aux principes généraux, il nous faut enfin évoquer les choix en termes de compilation et de présentation. Les anthologistes, Corinne Atlan et Zéno Bianu, avaient sans doute plusieurs options, dont la chronologie, le classement par auteurs, etc., mais ils se sont décidés pour une organisation thématique en fonction des saisons – un thème essentiel de la poésie japonaise et plus particulièrement du haïku, surtout tel que formalisé par Bashô ; dès lors, dans cette optique, le kigo, ou « mot-saison », a une importance cruciale. Les almanachs classiques étaient classés ainsi, ce qui confère une tournure en apparence un peu « conservatrice » à l'anthologie. Au sein même des quatre saisons (identifiées à la mode japonaise), et en notant tout de même qu'il est quelques haïkus « hors saison » en fin de compilation, les poèmes ne sont pas présentés par auteur ou dans l'ordre chronologique, là non plus (ce qui amène à juxtaposer, le cas échéant, vieux maîtres tel Bashô et auteurs tout à fait contemporains – et là, pour le coup, on rompt sans doute avec la façade de conservatisme…), mais en fonction de cinq sous-thèmes, toujours les mêmes (« passages de la saison » ; « inventaire des cieux » ; « célébration du paysage » ; « des hommes et des bêtes » ; « le grand herbier »), ce qui renforce l'impression de classicisme – noter que ces sous-thèmes figurent seulement dans la table des matières, pas dans le corps du texte. Dès lors, la juxtaposition d'auteurs traitant du même thème, ou bien, même « seuls » (sans doute ne l'étaient-ils jamais tout à fait), multipliant les variations, entraîne sans doute une certaine tendance à la répétition – mais délibérément, je suppose : la répétition, en fait, participe pleinement de l'exercice poétique du haïku (qui s'avère éventuellement très référentiel).



LES RÈGLES ET LA LIBERTÉ



Tout cela nous amène à envisager encore une autre question d'ordre général : la tension éventuelle entre les règles et la liberté. Je suppose que ce type de tension pourrait s'appliquer à bien d'autres domaines des arts et des lettres, mais il me rend tout particulièrement curieux, ici…



Avant même Bashô, dans le monde du haikai-renga naissant, des écoles s'opposaient – d'un côté, pour faire dans le binaire, celle qui prisait avant toute chose la tradition et le respect des formes, de l'autre celle qui comptait s'affranchir de ces restrictions pour se montrer plus libre dans son art. le « seigneur ermite » lui-même a vagabondé entre ces différentes écoles, avant de créer la sienne – laquelle, à son tour, verrait s'opposer disciples conservateurs et progressistes.



Reste que Bashô, pour élever le haikai-hokku au rang d'art, lui a imposé des règles – un véritable code de composition. le rythme 5-7-5 est plus que jamais inévitable ; le poème doit comporter un kigo, ou « mot-saison », immédiatement identifiable et duquel, d'une certaine manière, découle tout le reste ; il doit également faire appel au kireji, ou « césure », dont l'effet, dirions-nous peut-être aujourd'hui, relève de « l'arrêt sur image », et a donc aussi des implications rythmiques ; épithètes classiques et jeux de mots conventionnels y ont également leur part (Bashô en était particulièrement friand dans ses oeuvres de jeunesse) ; et le maître fixe aussi les thèmes et le ton du futur haïku, dans les fondements mêmes de l'esthétique japonaise (pp. 208-209) :



[S]incérité, légèreté, objectivité, tendresse à l'endroit des créatures vivantes, mais aussi sabi (simplicité, sérénité, solitude), wabi (beauté dépouillée en accord avec la nature), et enfin – élément primordial qui sous-tend toute la philosophie du genre – fueki-ryûko, juste équilibre entre le principe d'éternité et l'irruption d'un événement éphémère ou trivial.



(Je note au passage que les notions de sabi et de wabi sont sans doute bien plus riches et complexes que cela, mais cette introduction n'avait pas à les développer outre-mesure.)



Certes, tous les haïkistes ne se sont pas forcément pliés à ce code – Buson, notamment, avait semble-t-il une conception plus spontanée du haïku, et prisait avant tout le shasei, ou « croquis d'après nature ». Shiki, « créant » la notion même de haïku en redécouvrant ces maîtres passés de la forme courte, ne dissimulait d'ailleurs en rien que la conception de Buson lui parlait davantage que celle, peut-être trop rigide, de Bashô, tout en en retenant du maître l'idée que le fueki-ryûko était une dimension essentielle de la poésie japonaise courte.



Le risque inhérent à ce genre de formalisation est sans doute celui de l'affectation et de l'insincérité, jusqu'à l'artifice : la production poétique risque de devenir une mécanique, ou une rhétorique – je vous laisse juger du terme le plus approprié. D'une certaine manière, n'est-ce pas là une raison (parmi d'autres, sans doute) de la décadence des tanka dans le Japon médiéval ? Je vous renvoie si jamais à l'Anthologie de la poésie japonaise classique. Or, à tout prendre, le haikai-hokku avait déjà connu semblable « décadence », quand Shiki l'avait « redécouvert » ; et c'était d'ailleurs bien pour cela que l'on pouvait parler de « redécouverte », après tout…



Mais je suppose qu'à l'époque de Shiki cette tension se doublait d'une autre, opposant cette fois le Japon et l'Occident. L'ouverture forcée du pays à partir de 1853 et la Rénovation de Meiji à partir de 1868 ne pouvaient rester sans conséquences à cet égard. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de traiter de l'impact de ces bouleversements sur des romanciers et nouvellistes, mais les poètes en étaient au moins autant affectés, et peut-être davantage encore. La mise en valeur du haïku n'était-elle pas aussi, d'une certaine manière, l'occasion d'affirmer une spécificité nippone irréductible
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