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Critique de michfred


Je viens de réaliser un vieux rêve: relire, en italien cette fois, le Jardin des Finzi-Contini, lu il y a très longtemps, adoré et ….revisité plusieurs fois, par le biais de son adaptation au cinéma par Vittorio de Sica.

J'avais aussi aimé le film et, dans ma mémoire, les pages du livre et les images du film se mêlaient et se prêtaient mutuellement ambiances et couleurs au point que je n'arrivais plus à démêler les unes des autres...

La relecture en VO a tout remis en perspective.

Que le livre est fort, fait de suggestions puissantes, d'ironiques introspections, de non-dits troublants! Toutes choses que le film, essentiellement dévoué à l'image, peine à rendre avec subtilité, quelle que soit par ailleurs sa qualité.

Le récit commence dans une tombe étrusque, visitée, à Cerveterri, par le narrateur, qui accompagne un couple d'amis avec leur enfant, et par une remarque de cette dernière: "Qui sont les plus anciens, papa, les Hébreux ou les Étrusques? " et l'enfant d'ajouter : "Quelle mélancolie! Pourquoi les tombes antiques suscitent-elles moins de mélancolie que les plus récentes? »

La « malinconia » dès lors emporte le narrateur, attendri et troublé par cette remarque d'enfant, dans un long voyage mémoriel.

Dès le début, s'opère un lent mouvement funèbre de repli dans le temps : d'abord la tombe étrusque, et puis le cimetière juif de Ferrare, et, dans ce vieux cimetière, le tombeau baroque et surchargé des Finzi-Contini – presque un cénotaphe pourtant : tous ceux qui auraient dû reposer dans cet aristocratique caveau familial sont partis en fumée dans les camps de la mort.

Funèbre ouverture et funèbre clôture : le récit s'achève sur un double « tombeau »poétique : les vers de Mallarmé, cités par Micol Finzi-Contini : « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui », qu'elle aime plus que « l'horrible futur » - mais qu'elle place pourtant largement après « il caro, il bel, il pio passato »- « le cher, le beau et le pieux passé ».
Paroles de désespoir et de dépit sur lesquelles, à son tour, pieusement, le narrateur pose les scellés de son récit , comme un dernier baiser d'amour à celle qui n'est plus.

Cette ouverture et cette fermeture, funèbres et musicales, encadrent gravement le récit d'un premier amour vécu à contre-temps entre le narrateur, un très jeune garçon possessif, maladroit et romanesque et Micol Finzi-Contini, une jeune fille libre, vive et extraordinairement lucide.

Lui est un jeune intellectuel féru de littérature, issu d'une bourgeoisie juive assimilée et aisée –son père, avant d'en être exclu, a même adhéré au parti fasciste.
Elle est issue d'une vieille aristocratie juive établie en Italie après l'inquisition espagnole : elle incarne l'indépendance, la modernité, le refus des préjugés étrangement associé au goût et à la pratique des traditions.


Mais bientôt , en Italie, les lois raciales sont promulguées par Mussolini : la fonction publique, l'école, l'état-civil sont réglementés. Et même les clubs de tennis font l'objet d'une pointilleuse discrimination. Réservés aux aryens. Alors, comme s'était généreusement ouverte à ses coreligionnaires ferrarais la synagogue espagnole brillamment restaurée par la famille Finzi-Contini, celle-ci ouvre aussi aux juifs ferrarais exclus du club de tennis les portes de son jardin et les terrains de son tennis privé . Et quand le narrateur se voit refuser de poursuivre ses recherches universitaires, le docteur Ermanno Finzi-Contini lui ouvre aussi sa magnifique bibliothèque, lui permettant de consulter ses inestimables lettres de Carducci…

Fermeture et ouverture, là encore : la société démocratique se ferme, l'aristocratique famille s'ouvre ; l'intégration, l'assimilation se révèle un piège, et les aristocrates qu'on jugeait hautains s'avèrent être les divinités tutélaires d'un paradis qu'on croyait perdu, et qui ne l'est peut-être pas encore…

Dans cet univers entre parenthèse, ce paradis provisoire guetté par la tourmente de l'Histoire, tout prend une intensité extraordinaire : le charme des lumières et celui des saisons - ah, cette première pluie d'automne observée sur le seuil de la remise par les jeunes gens , signe avant-coureur des désillusions sentimentales et des malheurs à venir – le goût de la Skiwasser aux grains de raisin, recette de Micol, le rebond des balles sur le terrain de terre rouge remis à neuf pour accueillir les nouveaux hôtes, les apparitions silencieuses du grand danois Jor, fidèle escort-dog de Micol, les làttimi, ces verres vénitiens dont elle fait la collection, le vieux tumulus aux odeurs de mousse et d'eau croupie, cachette des premières amours enfantines, les murs degli Angeli qui encerclent de leur rempart le fameux Jardin, et , au coeur de celui-ci, la Magna Domus, immense, labyrinthique, une « folie » des siècles précédents dotée de tout le confort moderne.

Dans cet écrin unique, s'exaltent les passions : celle d'Alberto pour la décoration « moderniste », qui masque mal sa solitude et sa probable homosexualité, celle faussement conflictuelle de Malnate, le goï milanais et communiste et de Micol, l'aristocrate intellectuelle et hédoniste, et enfin, bien sûr, celle du narrateur pour la belle Micol dont nous avons déjà parlé - tout prend , dans un tel écrin, un éclat, une profondeur, un mystère particuliers…

Et on comprend aussi pourquoi, dans un univers aussi clos et protégé - mais pour combien de temps encore ?- lever le voile sur les réalités devient insupportable : tout y est en sursis, les gens, les sentiments, les plaisirs.

Il ne faut pas voir Alberto pâlir, s'étioler, et bientôt mourir, il ne faut pas essayer de savoir de qui l'apparition fantomatique de Jor, le chien danois, annonce l'improbable rencontre, dans le grand parc nocturne, ni pourquoi une échelle, derrière la brèche du mur, permet de pénétrer incognito dans le parc en venant de la piste cyclable qui traverse la ville.

Sous peine de briser le charme, l'équilibre délicat qui entretient l'illusion.

Tout est suggéré mais rien n'est dit, la vie paraît incroyablement futile mais elle est si grave au fond…

C'est ce mélange doux-amer, ce refus du pathos et cette vraie nostalgie qui font le ton inimitable de ce roman.

La « pudeur farouche », l'humour discret et distancié du narrateur y sont pour beaucoup : ils font mouche. On sourit de sa gaucherie, de son amour possessif et immature- comme on rit du snobisme de Micol, de sa prononciation si particulière et affectée- mais quand, tout à coup, devant la première pluie d'automne, le narrateur comprend la précarité du bonheur, ou qu'il manifeste, après une nuit éprouvante, sa tendresse pour un père jusqu'alors maintenu à distance , un père qui croyait naïvement qu'on pouvait être « doucement fasciste » et qui lui avoue cette nuit-là que les temps arrivent où il ne pourra plus aider ses enfants à survivre, on est totalement bouleversé.

Ce sont ces petites fêlures dans la grande musique ou ces grandes failles dans la petite chanson de l'insouciance, comme on voudra, qui donnent à ce roman magnifique toute sa profondeur. La phrase, proustienne, pleine de parenthèses et qui baguenaude, comme nonchalante, dans les allées de la mémoire, ne perd jamais de vue son objectif et, tout à coup, vous cueille à l'improviste, et vous pétrifie d'émotion.

Touché, coulé !
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