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Critique de Nokturne


Allons-y! Et tambour battant!...

Les Corps vulnérables, c'est 1247 pages de formol. 1247 pages d'un texte mort (caractères 10) pour conserver une morte adorée.

Le livre, un monument de et à la volonté d'emprise des hommes sur les femmes de leur vivant mais aussi après leur mort - tour de force de l'auteur -, révèle dans son fond obsessionnel et sa forme obsessionnelle tout l'impensable et l'insupportable pour cet écrivain (figure littéraire et intellectuelle parisienne des années 1960 et 1970) de ce qu'il était incapable d'accepter : l'altérité de sa compagne, finalement attestée par sa mort mais pas pour autant dès ce moment par lui actée.

Le livre est l'interminable autopsie maladive d'une « relation » (et c'est presque un abus de langage) où tout, depuis la recontre jusqu'à la fin et parfois au jour le jour, est méticuleusement, scrupuleusement, religieusement, remémoré, repalpé, regoûté, épluché, trituré, désossé, retourné, sucé, scruté de toutes les façons possibles…

Comment posséder celle qui n'est plus et ne s'est jamais laissé posséder ? Armé d'une bibliothèque de carnets intimes dans lesquels il avait consigné la relation (contrôle oblige), l'auteur s'y sera essayé quotidiennement avec la rédaction de son texte-fleuve (pavé-mare) durant 10 ans ! (Chapeau pour la performance.)

1247 pages qui, en fait, ne disent pas un traître mot d'« elle » et sature le lecteur de ses représentations à « lui ». Rien de neuf sous le soleil: le désir masculin invisibilise la femme.

Pas tout à fait 1247 pages, car la litanie s'interrompt soudain à la page 1177, moment pourtant idoine durant la rédaction, au vu de ce que l'auteur découvre à ce moment-là, pour qu'il remise son manuscrit dans un tiroir (ou le jette à la poubelle):

« Je discerne bien que si au lieu d'avoir pris ce parti -une relation chronologique par écrit de toutes les restitutions de la mémoire- je m'étais confié aux pouvoirs de la création romanesque, en la présentant sous la forme d'un personnage et en usant de l'empathie du romancier, j'aurais eu la possibilité de pénétrer sa personnalité, de donner vie selon les circonstances aux variations de sa sensibilité et d'exprimer ses pensées. Dans ces mémoires, je n'ai voulu que parler d'elle et je suis resté enchaîné à moi-même, je n'ai pu me quitter. » (Et ces derniers mots, lumineux, disent le secret de son écriture asphyxiante qui tue le livre. )

La révélation est venue! Alors, pourquoi publier tout de même s'il a échoué à parler d'elle: parce qu'il aime avant tout parler de lui! Finalement elle n'aura été qu'un prétexte. Effacée par son souci de lui seul, elle meurt une seconde fois, dans son usine à mot-miroir, d'un féminicide symbolique.

Avec la complicité de la maison d'édition et, j'imagine, au nom de la "Littérature": une ode au narcissisme parfois obscène de l'homme quand il lui faut à tout prix l'exhiber devant les autres pour, dans le même mouvement, le choyer, le faire légitimer et en être absout. N'y a-t-il pas là une manière de perversion typiquement masculine et acceptée dont les femmes font tous les frais ?

Toute proportion gardée, cette publication m'évoque l'argumentation de la défense qui, dans un procès pour féminicide, réel cette fois, ferait valoir des circonstances atténuantes: "Comprenez, Monsieur le Juge, mon client a tué parce qu'il aimait et surtout il reconnaît qu'il n'aurait pas dû!" Et il faudrait l'en admirer.

Un cas d'école que chaque homme devra méditer. Que celui qui n'a jamais péché...
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