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Critique de Goldlead


Après le choc causé en France et ailleurs par les crimes horribles, la folie barbare et l'hystérie fanatique des terroristes islamistes, la consigne générale, claironnée par tous les leaders d'opinion et répétée à l'envi, est : « PAS D'AMALGAME ! » Surtout, ne pas tomber dans le piège, ne pas stigmatiser toute une communauté, ne pas cliver la nation, ne pas rajouter aux dissensions et aux ségrégations, ne pas céder aux fantasmes d'une guerre des civilisations… Oui, bien sûr, pas d'amalgame... Et pourtant… N'y a-t-il vraiment aucune responsabilité de l'islam, qui enfante en son sein de tels monstres ? N'y a-t-il pas à réinterroger cette religion, qui semble souvent faire meilleur ménage avec l'oppression et l'exclusion qu'avec la liberté et la tolérance ?

Abdennour Bidar, philosophe musulman (aujourd'hui chargé de mission auprès du Ministère de l'Education Nationale sur les questions de laïcité), n'hésite pas, pour sa part, à enfreindre la consigne unanime et à transgresser l'interdit. Il a publié en octobre dernier, dans l'hebdomadaire Marianne, une très belle et très courageuse « Lettre ouverte au monde musulman » (qu'on trouvera sur internet), dans laquelle il invite celui-ci à réfléchir aux bases et au noyau dur de son identité, à ses évolutions et adaptations au cours de l'histoire, à sa place et à son apport dans le monde moderne. Mais ce texte n'est que la manifestation, sur la scène et dans le débat publics, d'un travail philosophique de dix années mené par notre philosophe, pour promouvoir un islam de conviction personnelle plus que d'obligation sociale ou de tradition (qu'il choisit d'appeler « self-islam »), pour définir la contribution proprement musulmane à l'émergence d'un universel pour notre temps, et même pour penser un avenir qui soit à la fois accomplissement et dépassement des religions. L'islam sans soumission (publié en 2008) s'inscrit dans cet effort pour effectuer (à son tour) une sorte d'aggiornamento de la plus jeune des trois religions du Livre.

Cela commence par le constat et l'aveu que presque partout, géographiquement et historiquement, l'islam va de pair avec la soumission (voire la servitude) : au dogme, aux rites, au formalisme, à la tradition, aux autorités, aux hommes… L'auteur l'explique par l'affirmation intransigeante, dans la théologie musulmane, de la transcendance absolue (écrasante) de Dieu : il n'y a aucune espèce de rapport (au double sens de mesure et de relation ou contact) entre le Créateur et ses créatures, entre Dieu et les hommes. D'où la soumission ou la sujétion totale des seconds au premier… qui induit chez eux une soumission généralisée, y compris dans les relations qu'ils ont les uns avec les autres. Mais ce ne serait là, selon notre philosophe, que le résultat d'un dévoiement du Coran, consécutif à l'interprétation qui en fut faite du IXe au XIVe siècles (de notre ère) et qui s'est ensuite figée en orthodoxie. S'engageant donc dans tout un travail d'exégèse, il propose une relecture plus fidèle (selon lui) aux potentialités du texte sacré originel, et très certainement décapante et subversive.

Sans rentrer dans les détails, sa réinterprétation du Coran s'appuie essentiellement sur un mot et un fait. le mot est celui de « khalîf » dans le récit de la création de l'homme (Adam, l'homme générique) : « Je vais établir un khalîf sur la terre » (sourate II, versets 30-34). Khalîf ? Faut-il entendre « lieutenant », « ministre », « légat », « vicaire », « représentant », « vice-roi »… tous termes accrédités par la tradition et qui, désignant en fait un serviteur, renvoient à une logique de la soumission ? Ou bien faut-il traduire par « successeur », « remplaçant », « légataire », « héritier »… ce qui signifierait que l'homme devient, par la volonté de Dieu, dépositaire de la puissance (cognitive et créatrice) de Dieu ? A. Bidar s'engage à fond dans cette seconde voie, négligée jusque-là, en s'autorisant d'un fait (mythique) bien étrange, qu'on ne trouve mentionné que dans le Coran. Après avoir en effet créé l'homme de boue ou d'humus (comme dans la Bible), Dieu demande aux anges, pures créatures de lumière, de se prosterner devant lui en adoration… Fait paradoxal et scandaleux, évidemment, que l'auteur ne peut rationnellement intégrer qu'en multipliant, dans le texte sacré, les relectures et les ouvertures. Ce faisant, il ouvre toute une série de pistes, qui donnent un peu l'impression d'une fuite en avant et qui excèdent en tout cas le cadre de l'exégèse coranique, et probablement aussi les possibilités d'absorption (ou d'acceptation) de la culture musulmane.

• En faisant de l'homme son héritier, Dieu choisit de disparaître et transfère sur lui toute sa puissance créatrice pour qu'il devienne dieu à son tour. Cette « passation de pouvoir » est comme une seconde étape dans la création continue de l'homme.
• Ce qui ne se conçoit qu'en termes historiques : l'homme, d'une part, se perfectionnant progressivement sous la conduite de Dieu et de la religion jusqu'au point où il va pouvoir se créer lui-même (« anthropologie dynamique ») ; Dieu, d'autre part, se développant lui-même à travers l'aventure humaine (« Dieu vivant et en devenir »).
• Les révélations successives (Ancien Testament des Juifs, Nouveau Testament des Chrétiens, Coran des Musulmans) marquent les étapes de ce processus historique et, plus précisément, « le Coran est le testament de Dieu » par lequel Celui-ci se retire ou démissionne et transmet définitivement Son héritage à l'homme.
• Dieu portant l'homme en son sein jusqu'à sa seconde naissance, Allâh est « Matrice » et Mère nourricière, plus que Père la Loi.
• La transcendance divine descend du ciel sur la terre, elle n'est plus dans un Au-delà métaphysique mais dans un En-avant historique. le Coran est le livre qui dit notre avenir (destination et moyens) jusqu'à « l'horizon de l'histoire ».
• Investie de la toute-puissance cognitive et créatrice de sa propre divinité, l'humanité va développer à l'infini (individuellement et collectivement) toutes les virtualités d'avoir, de savoir et de pouvoir qu'elle porte en elle, réaliser ainsi pleinement son khalifat sur terre, faire de l'univers son « Jardin », et même conquérir l'immortalité (sans qu'il soit très clair d'ailleurs, à lire notre philosophe, si celle-ci sera l'ultime victoire pratique d'une civilisation scientifique et technique parvenue à son faîte ou bien l'aboutissement logique et l'apothéose mystique d'une sublimation spirituelle).
• L'islam [ainsi revu et corrigé] est en fait religion de l'Homme (« Allâh pourrait être en réalité le nom de l'homme parvenu à la pleine conscience et jouissance de l'héritage de Dieu », p. 170), celle qui nous fait sortir de millénaires d'aliénation religieuse. Mais une « sortie de la religion » qui ne se ferait pas dans le désespoir et le désenchantement, comme celle (« ratée ») de l'Occident athée et matérialiste, mais au contraire dans l'optimisme et l'euphorie d'un avenir sans limite pour une humanité divinisée.

Dans son entreprise de restauration (pour actualiser et rationaliser sa religion), Abdennour Bidar semble souvent suivre, à son tour, des voies déjà tracées dans les autres monothéismes (Teilhard de Chardin, Bultman, théologiens dits de « la mort de Dieu », etc.)… au risque d'ailleurs de dissoudre ainsi la spécificité de l'islam — dont il veut pourtant exalter la contribution originale à une culture universelle pour notre temps. Mais il bute, à mon avis, sur la pierre d'achoppement de tous ceux qui parlent au nom de l'islam : à savoir, le statut qu'on y réserve à la révélation. le livre sacré en effet est-il reçu directement de Dieu, et comme tel intouchable ? Ou bien est-il témoignage humain (donc imparfait) sur une expérience humaine (donc limitée) du divin (c'est-à-dire sur ce qui en l'homme dépasse l'homme), comme le reconnaissent aujourd'hui la plupart des théologiens juifs et chrétiens ? « La révélation est tout entière d'essence humaine », écrit par exemple Karl Barth. Faute de franchir ce pas décisif, A. Bidar en est réduit à d'étranges contorsions intellectuelles… comme de faire cautionner par Allâh lui-même le mouvement de sortie de la religion dont l'islam lui semble porteur ! Mais même avec cette caution, on ne voit pas comment l'islam réel d'aujourd'hui pourrait se reconnaître dans pareille destitution du Dieu transcendant et dominateur, et dans cet humanisme libérateur. N'est-il pas paradoxal et révélateur qu'on en appelle, in fine, à l'Occident laïcisé pour l'y aider ?

Et ce n'est sans doute pas là le moindre mérite de ce livre brillant et généreux, que nous permettre, dans son audace comme dans ses faiblesses, de mesurer toute la distance qui demeure aujourd'hui entre l'islam, tel qu'il s'est historiquement et officiellement constitué, et les exigences de pensée, d'organisation et d'action du monde moderne.
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