AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


GARE AUX GORILLES...!

S'inscrivant ouvertement dans la veine du célèbre pamphlet philosophique de Paul Nizan - Les Chiens de garde - mais, plus encore sans doute, dans la lignée de son successeur contemporain, succès de librairie absolument inattendu car répondant vraisemblablement à un besoin de compréhension du monde médiatique, généralement nié par ceux qui le domine quotidiennement, que fut la publication de l'opus de Serge Halimi "Les nouveaux chiens de garde", ce Les historiens de garde est une réponse contradictoire à la fois détaillée, précise, complète et engagée à l'encontre de cet engouement, de cette surexposition de ces intervenants médiatiques (écrits ou audiovisuels, lorsque ce n'est pas sur l'ensemble de ces moyens communicationnels qu'on les retrouve) aussi omniprésents qu'ils s'avèrent, bien plus que des historiens sérieux et solides, de véritables machines à populariser des thèses a minima farfelues mais généralement ouvertement réactionnaires, rétrogrades et, pour tout dire, politiquement très orientées.

Ces personnalités plus ou moins connues du grand public sont généralement reçue avec complaisance par la presse, les radios, la TV mais aussi nombre d'institutions politiques peu regardante sur la qualité pour peu qu'on lui serve un discours prémâché facile à vendre (cf Nicolas Sarkozy et la réflexion nationale tronquée et nauséeuse lancée par lui sur les conseils de Patrick Buisson, un ancien du journal d'extrême-droite "Minute" sur l' "identité nationale"). Une complaisance aussi coupable qu'intéressée parce que ces pseudo-historiens-là proposent une histoire clé en main agréable, faites de grands hommes et de belle continuité chronologique et géographique presque sans faille (hormis un cas d'espèce : les phénomènes révolutionnaires, systématiquement dévalorisés, à commencer par notre Révolution Française, assez systématiquement ramenée à deux faits, pour schématiser : la tête de Louis XVI et la terreur. Une complaisance liée aussi au fait que cette interprétation détournée de l'histoire est très aisément "bankable", pour peu qu'on ait la bonne têt de gondole (le "cas" Lorànt Deutsch est à ce niveau exemplaire) et le "storytelling" impeccablement ciselé, malgré des ficelles énormes. L'ensemble va généralement dans le sens du poil d'une bonne partie du public, avide de récits plus sirupeux et immédiatement accessibles que véritablement sérieux et risquant de remettre bien souvent en question des certitudes acquises dans les années d'apprentissage ou... dispensées à longueur d'antenne ou de papiers par ceux-là même qui font profession de vulgarisation de cette vision tronquée, strictement idéalisée et totalement idéologique de notre histoire pourtant incroyablement chaotique où il est pourtant vain de chercher une continuité qui ne vaut que pour ces adeptes du fameux - et dangereux - "Roman National" dans la continuité de prédécesseur lointains mais encore influent que furent des Ernest Lavisse au XIXème et début XXème ou du royaliste Jacques Bainville dont l'oeuvre et la pensée influent encore sur quelques esprits contre-révolutionnaire à travers un "Cercle Jacques Bainville".

Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce ne sont pas les thèses elles-même qui sont la cible première de ces trois historiens en colère contre ceux qu'ils nomment donc "Les Historiens de garde" dans cet ouvrage (même si, bien évidemment, ils en critiquent les bien fondés pour des motifs si nombreux qu'il y aurait fallu plusieurs autres volumes). C'est avant tout la méthode de ces historiens auto-désignés qu'ils remettent, avec intelligence, perspicacité et force exemples, en doute. Car si l'histoire n'est pas, comme les mathématiques, une science "exacte" ou "dure", elle n'en figure pas moins à sa juste place au sein des sciences dites "sociales" (s'appuyant d'ailleurs de plus en plus sur la transversalité avec toutes ces matières connexes) et s'appuient sur des méthodes communes à toutes les études scientifiques : étude approfondie des textes, des sources, des archives, apport de l'archéologie et éventuellement de l'archéologie expérimentale, reconstitutions, etc, sont croisés, recoupés, expertisés afin d'en dégager les lignes de force ou de fracture, d'approcher au plus près (sans se faire non plus d'illusion sur le fait que le moindre moment historique ne peut intégralement être recomposé, d'autant plus si le domaine d'étude est chronologiquement, socialement, culturellement très éloigné du notre), mais de le faire en ayant toujours l'humilité de qui ne détiendra jamais nulle vérité définitive, que le doute scientifique doit encore et toujours être le moteur premier en ce domaine d'étude si complexe. Or, nos "Historiens de garde" n'ont que faire de cette approche de l'histoire. Pire : au lieu de prendre les différentes source et leurs éventuelles analyses comme point de départ à leurs théories, ils renversent en grande partie la démarche. Dès lors, seuls les faits, les moments d'histoires qui abondent dans le sens de leur thèse - cet inévitable "Roman National" - ont droit de cité. de là, leur critique pour ne pas dire leur rejet presque systématique de l'histoire vue par les universitaires mais aussi, à l'autre bout de l'enseignement, celui proposé par l'éducation nationale toujours soupçonné de vouloir mettre à bas les certitudes et autres grands hommes (les femmes n'ont évidemment qu'une place dérisoire dans cette fable nationale), de Clovis à Charles Martel, de Charlemagne à Henri IV, de Louis XIV à Napoléon, supposés révéler une sorte de spécificité immémoriale française, sous entendant que ces personnages éminemment historiques ont toujours eu en visu "une certaine idée de la France" quand bien même celle-ci n'existait pas plus sur la carte que sur le territoire. Ce fatras intellectuel n'a pourtant, à y réfléchir quelques instant, pas grand sens si ce n'est une totale et définitive incongruité conceptuelle ou la volonté de faire passer des messages idéologiques précis, renfermés sur eux-mêmes, empestant le nationalisme - malgré les apparences d'un certain patriotisme "bon teint" -, un certain négationnisme (du fait colonial et de sa cohorte d'erreurs et d'horreurs, en particulier). Quant à ce cher Loràant Deutsch, c'est un pur cas d'école car, non content d'adopter cette non-méthode de recherche, il n'hésite pas à trafiquer et même inventer des faits qui n'ont pas la moindre réalité dans l'histoire qu'il prétend vulgariser ! Un comble puisque son fameux Métronome fut un temps âprement conseillé par la ville de Paris auprès des écoles et des institutions.

Une ultime précision : à aucun moment nos trois historiens polémistes ne réclament que l'étude de l'Histoire soit la seule exclusive des "spécialistes de la spécialité" (chartistes, normaliens, universitaires, etc). Bien au contraire ! Sans même devoir rappeler que l'un d'eux au moins (William Blanc) n'est ni enseignant ni universitaire si ce n'est de formation, les trois auteurs en appellent à l'émergence d'une étude plus citoyenne de notre histoire, entremêlant chercheurs "professionnels" et passionnés amateurs mais qui auraient eux-même intégré cette méthodologie absolument essentielle propre à cette matière. Ils rappellent aussi qu'il est plus que jamais temps que ces doctes enseignants descendent de leurs piédestaux, qu'ils fassent oeuvre de vulgarisation intelligente et abordable au risque de se voir toujours un peu plus confisquer leur domaine d'étude par des marchands de rêves plus que douteux.

Quoi que le lecteur pourra penser à la découverte de cet essai polémique, cette ultime recommandation est parfaitement remplie par nos trois libellistes car ce petit ouvrage, dont la première édition date de 2013 aux éditions Inculte, repris et complété d'une longue et explicite postface dans une édition datant de 2016 en format poche et aux éditions Libertalia, se lit comme une véritable enquête historiographique, très aisément et fort agréablement car d'une verve jamais pompeuse ni présomptueuse de style comme de forme ni de fonds. Un texte revigorant pour tous ceux ayant estime et passion pour ce domaine délicat et jamais définitivement fixé des sciences sociales et qui fait définitivement sien cet utile plagiat du titre du passionnant film documentaire de Pierre Carles : L'histoire est un sport de combat !

Ci après, et en complément de cette humble chronique, la retranscription d'un long entretien aussi passionnant que définitivement éclairant sur les intentions de nos trois jeunes historiens :

Les Historiens de garde : de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national. Dans cet essai d'historiographie et d'histoire critique, les auteurs s'inquiètent du réveil d'une histoire nationaliste dont Lorànt Deutsch est le poste avancé et où l'histoire n'est envisagée que comme support d'un patriotisme rétrograde.

Questions de classe(s) : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce livre ? le fait de travailler à trois historiens répond-il seulement à une question de spécialisation ? Avez-vous une "histoire" commune ?

Les auteurs : Nous sommes trois à avoir écrit ce livre. Nous avons certes nos différences, mais une chose nous rassemble, c'est la méthode historique. Pour nous, l'Histoire n'est pas un grand mythe qui sert à fédérer une population autour d'une patrie (le "roman national") ou d'un parti, mais bien une pratique d'interrogation critique du passé qui consiste à trouver des sources, à les interroger, à les comparer.
Nous sommes tributaires des réflexions déjà engagées il y a plus de trente-cinq ans par Suzanne Citron (voir son livre essentiel : le mythe national : l'histoire de France en question, première parution en 1987) dont il faut saluer le travail ici, et qui ont été reprises par des collectifs comme Aggiornamento Hist-Géo ou le CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire) notamment lors du quinquennat Sarkozy qui a constitué le moment du retour en force du roman national.

QdC : Pouvez-vous définir la notion de "roman national" ?

Les auteurs : Il s'agit d'une version mythifiée de l'histoire nationale, qui induit de l'unité et de la continuité là où il y a eu au contraire des ruptures constantes. Beaucoup d'historiens de garde insistent sur le fait que la France a toujours été "déjà là" pour reprendre l'expression de Suzanne Citron. Pour Max Gallo par exemple, dans son livre L'âme de la France (paru peu avant les élections de 2007 et qui est, plus on y pense, le véritable opus programmatique des historiens de garde), c'est le territoire, le terroir même, qui a sans cesse assimilé les hommes qui s'y sont installés pour les changer en des Français qui ont eu, de tout temps, les mêmes caractéristiques culturelles ou mentales.

Cette continuité souffre, pour tous les historiens de garde, d'une rupture récente qui menacerait selon eux l'identité nationale. Stéphane Bern va même jusqu'à parler de "crise identitaire". Pour les plus radicaux, comme Deutsch, cette brisure s'incarnerait dans la Révolution française qui aurait "coupé la tête à nos racines" [sic]. D'autres mettent ça sur le compte de "la pensée 68", notamment ceux qui, comme Dimitri Casali, se sont investis dans la polémique sur les programmes scolaires.

C'est justement cette polémique qui renseigne le plus sur ce que Nicolas Offenstadt (auteur de la préface du livre) a appelé le néo-roman national. En effet, depuis la fin de la décennie 2000, les programmes se sont ouverts (timidement) sur une histoire plus globale, en proposant d'étudier des civilisations extra européennes, comme la Chine des Han ou les empires africains [empires africains dont l'étude a disparu des programmes 2016]. Certains historiens de garde y ont vu une menace identitaire. Pour eux, l'histoire ne doit pas servir à éveiller une curiosité, à interroger des différences pour mieux se forger une opinion, mais bien à créer un sentiment d'adhésion patriotique basé sur une vision glorieuse de la France.

QdC : Votre livre consacre presque la moitié de la pagination au cas Lorànt Deutsch. Pouvez-vous parler de votre travail de critique sur le livre et les émissions de L. Deutsch, ses méthodes, son idéologie, sa vision de l'histoire ?

Les auteurs : Lorànt Deutsch est un cas d'école. En guise de méthode, il n'hésite pas à inventer des faits afin d'embellir son roman national rétrograde tout en prétendant agir comme un historien et ne rapporter que des événements authentiques. Cela n'aurait pu avoir l'écho qu'on lui connaît si l'acteur et son éditeur avait usé des méthodes les plus agressives du marketing : packaging attrayant (la figure de l'acteur lui-même, qui est l'argument de vente principal) et un storytelling grossier mais efficace. Les résultats sont là : Métronome s'est vendu à plus de 2 millions d'exemplaires, une adaptation télévisuelle a été produite sur une chaîne du service public (qui a coûté un million d'euros), et l'acteur a été invité dans des classes d'établissement publics afin de faire la promotion de son livre.

QdC : L. Deutsch sert de façade sympathique à un courant d'extrême droite incarné par Patrick Buisson et d'autres intellectuels. Pouvez-vous nous brosser le paysage passé et présent de ce courant réactionnaire ?

Les auteurs : Précisons que L. Deutsch a été soutenu par le Bloc Identitaire. Quant à Patrick Buisson, il s'inspire largement de l'Action française qui fit de l'Histoire, au début du XXe siècle, un de ses chevaux de bataille. Il s'agissait à l'époque pour les monarchistes de remettre en cause l'histoire universitaire majoritairement républicaine en réinventant un récit glorieux célébrant l'action positive des monarques tout en fustigeant les mouvements populaires. Cela va passer par la création d'une véritable contre-université (l'Institut d'Action française), mais aussi par la rédaction de nombreux livres de vulgarisation. Parmi ces auteurs, le plus prolifique d'entre eux était certainement Jacques Bainville (1879-1936), dont les oeuvres, - ce n'est pas un hasard -, connaissent depuis une dizaine d'années une nouvelle jeunesse.
Cette radicalité réactionnaire traverse le courant des historiens de garde. Évidemment, la plupart n'assument pas cette filiation. Elle est pourtant bien présente. Jean Sévillia est par exemple un proche des cercles monarchistes du Renouveau français. Dimitri Casali participe au site Boulevard Voltaire et n'hésite pas à en appeler au recours d'un "homme providentiel" à la tête de l'État.

QdC : Vous faites également référence au roman national "de gauche". Quelle analyse en faites-vous ?

Les auteurs : le roman national, dans sa forme originelle, est une création d'historiens républicains où domine notamment la figure d'Ernest Lavisse (1842-1922). Il s'agissait pour eux de faire de la Troisième République l'aboutissement logique de l'Histoire de France, qui finissait par se résumer à la longue marche d'un peuple pour son émancipation (avec, en point d'orgue, la Révolution française).

D'aucuns tentent aujourd'hui de ressusciter ce type de récit, comme Jean-François Kahn qui nous explique sans rire dans son dernier livre que les droits de l'homme ont été inventés par les Gaulois au Ier siècle de notre ère (voir cette analyse sur le site du livre)...

QdC : Dans le dernier chapitre, "L'histoire est un sport de combat", vous voulez répondre "au double phénomène qui relève à la fois d'un repli sur le roman national à des fins identitaires et par des stratégies marketing dont le but n'est ni plus ni moins que de transformer des citoyens libres en consommateurs d'image d'Épinal." Quelles sont vos propositions ?

Les auteurs : Tout d'abord, réagir et sensibiliser le public. Ensuite, proposer une vulgarisation historique de qualité, qui sorte du carcan de l'histoire nationale. Cela passe par l'écriture de livre grand public, mais aussi par le développement de médias alternatifs, comme la radio.

[La deuxième partie de cet entretien a été réalisée en octobre 2016] Plus de trois ans après cette interview, la situation a-t-elle évolué ?

Les auteurs : Oui, et dans le mauvais sens d'abord. Cette rentrée 2016 a été le théâtre d'une vaste offensive des tenants d'un récit identitaire et nationaliste du passé, comme Dimitri Casali. Pareillement, nombre de politiques, à droite notamment, affirment ouvertement vouloir promouvoir le retour du roman national à l'école, comme François Fillon ou Nicolas Sarkozy, mais aussi Emmanuel Macron. Mais, d'un autre côté, nous remarquons que de plus en plus d'historien-ne-s se préoccupent maintenant de proposer de la vulgarisation de qualité en passant par des médias populaires, comme la télévision, la radio ou la bande dessinée. Il faut que ces interventions se multiplient.

QdC : Votre livre a-t-il ouvert le débat dans les milieux enseignants ? Quelle a été la réception du livre ?

Les auteurs : Difficile de répondre précisément pour les enseignants. le livre a permis d'ouvrir un débat plus large sur les usages publics de l'histoire et on sait qu'il a pas mal circulé.
Commenter  J’apprécie          276



Ont apprécié cette critique (24)voir plus




{* *}