La vie continue partout. Le buraliste buralise, le boulanger boulange, le conducteur de bus conduit, des nouveaux-nés ouvrent grands leurs yeux sur le monde. La Terre, elle, continue à tourner et offrira bientôt au soleil la partie de son globe où les hommes ont patiemment bâti Toulouse, ses beaux quartiers, ses cages à lapins, ses briques rouges et son béton, ses rues pavées et ses rocades.
A quoi servirait la vie si on n’amassait pas les rêves ?
Au fond, il aime les créatures de cette Terre, les arbres et la luxuriance que le Créateur a dispensés sur notre belle planète; c’est le béton qui nous tue, et le manque d’humanité. Steve n’est plus sur le bitume. Il s’arrête aux feux rouges, évite les rares automobiles, reste à l’affût des nids-de-poule, mais il est bel et bien en pilote automatique. Il roule en forêt, peut-être, dans un sous-bois épais et frais aux senteurs de champignons.
Quand le gris des bacs acier de l’abattoir rentre dans son champ de vision, Steve ressent un coup dans la poitrine. En enfilant l’antivol autour de la roue avant, il ferme un instant les yeux sous son casque, sur ses projets de vie pastorale et d’amour inconditionnel. Quand il les ouvre à nouveau, le tendre de son regard absinthe a repris l’absence dont il est coutumier.
Ce matin, vers sept heures quinze, il y a du sang sur la chaîne de montage. Du sang humain. Jean- Pierre s’est fait surprendre par une carcasse de bœuf. On le sait, ce n’est pas le plus rapide de la chaîne. Il a tendance à rêvasser. Lui, dit que non, qu’il a été conçu comme ça, qu’il lui faut plus de temps qu’aux autres pour effectuer les opérations. Quelque part, c’est vrai, reconnaissent-ils. Il ne marche pas vite, parle plutôt lentement. Il est fait d’une matière plus molle, dirait-on. S’ils faisaient un tour dans sa peau pendant le travail, ses collègues seraient effrayés. C’est comme se trouver dans une pluie d’astéroïdes au volant d’un tracteur. Il lui faut faire son boulot, remonter dans son corps lent pour attraper la bête suivante et refaire le mouvement. Jean-Pierre désosse. Il a besoin d’un couteau bien aiguisé pour ce métier, c’est la condition première. Lui est particulièrement attentif à cette tâche, d’autant plus que personne ne peut la faire aussi bien que lui, Jean- Pierre est gaucher.