L’histoire de ma famille est une petite pièce du puzzle de la classe ouvrière transatlantique – et dans notre cas d’une classe ouvrière blanche.
L’écrivaine Annie Ernaux traite dans son œuvre, sous différents angles, un sujet capital : l’histoire d’une fille qui s’éloigne de la classe d’origine de ses parents et qui tente de les comprendre, tout en essayant de donner un sens à sa propre place dans le monde.
L’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, réfléchissant à la catastrophe de Tchernobyl, suggère que « tout ce que nous connaissons de l’horreur et de la peur nous vient de la guerre. Le goulag stalinien et Auschwitz sont des acquisitions récentes du mal. L’histoire a toujours été l’histoire des guerres et des caudillos, et la guerre est devenue, comme on dit, la mesure de l’horreur […] les informations sur Tchernobyl dans les journaux sont pleines de termes guerriers : atome, explosion, héros… D’où la difficulté de comprendre que nous sommes face à une nouvelle histoire : l’histoire des catastrophes a commencé ».
Le cancer suit également une logique coloniale.
Bien qu’il ait passé des années de sa vie sur les chantiers colossaux qui servaient de carte postale au régime, mon père parle peu de la dictature.
Partout où on allait, il y avait des scieries sur le bord de la route. Nous transportions beaucoup de bois dur. [...] Je pensais déjà qu’il s’agissait de destruction. Je me doutais que ce n’était pas bien, mais à l’époque, personne n’en parlait, on pensait que la forêt ne finirait jamais. Tout ça était encouragé et on devait travailler pour survivre.
Il y avait un tronçon de la Transamazonienne qui était une grande ligne droite de presque cinq cents kilomètres de long, dans la jungle très dense, un tunnel de forêt sans aucune station-service, sans villages, sans rien sur le chemin.
Les frais d’entretien ne s’arrêtaient jamais. Il y avait toujours une pièce à changer, le carburant lui vidait les poches, les mensualités s’accumulaient. En fin de compte, il restait peu d’argent à rapporter à la maison.
La plupart des routes étaient en terre, poussiéreuses, avec des flaques de boue. Pendant la saison des pluies, il y avait beaucoup de bourbiers et il arrivait qu’on reste bloqué pendant cinq, six ou sept jours sans pouvoir sortir le camion. On roulait toujours en convoi de cinq ou six, et quand l’un d’entre nous s’enfonçait et n’arrivait pas à en sortir, on devait attacher deux ou trois camions pour le tirer de là. Impossible d’oublier ça…
[...] Il fallait aussi emprunter de nombreux ferrys, car à l’époque il n’y avait pratiquement pas de ponts, et les fleuves se succédaient. On devait également emporter une hache et un grand couteau avec nous. Il y avait toujours des arbres tombés sur la route et il fallait les découper et les traîner sur le bas-côté.
[...] Les trajets supplémentaires se comptaient en nuits blanches. Pour rester éveillés, beaucoup de ces forçats de la route prenaient du rebite – une amphétamine très répandue dans le milieu des routiers – et d’autres drogues.
Le « miracle économique », entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Ce miracle illusoire a eu le camion comme condition de possibilité dans un payscontinent quasiment dépourvu de chemins de fer et doté d’un maigre réseau fluvial pour le transport de marchandises.
[...] Le « progrès » était le mot magique de la dictature militaire, et il se mesurait en kilomètres de nouvelles autoroutes, de nouvelles usines et de nouveaux aéroports.
[...] Le camion n’était pas seulement un outil de travail, mais un investissement qui nécessitait des années d’efforts et des emprunts importants. En travaillant dur, souvent tard le soir au volant et sous l’effet de stimulants chimiques, le chauffeur espérait rembourser le prêt contracté pour l’achat de son véhicule et améliorer la situation financière de sa famille.