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Critique de michfred


Un soir, un train.. .filer comme un train dans la nuit...la Lison de Zola et ses terribles sautes d'humeur de Bête Humaine...les wagons plombés de Nacht und Nebel...ou ceux des purges staliniennes qui emmènent au Goulag - le train comme métaphore du temps qui passe , des vies qui s'usent, de la mort qui attend..

Le train est une figue marquante de la modernité , figure inquiétante, morbide, mystérieuse. ..

Mais on peut aussi changer de point de vue, et en partant du point fixe de la gare et du quai,- l'avers statique de l'impitoyable cinétique ferroviaire -, considérer, par exemple, les Aiguilleurs de Pinter, assignés à résidence dans une gare où, absurdement , ils exécutent des tâches sans fin et sans justification, comme des Didi- Gogo faits cheminots , dans l'attente d'un Godot ...duraille..

Avec le train, à la fois unique et ponctuel, le thème de l'attente devient inepte, et toujours renouvelé, pour celui qui est rivé au quai, frère de Drogo rivé au Désert des Tartares, où d' Aldo guettant à s'en user les yeux, le rivage des Syrtes ...

Ils sont inoubliables ces hommes-serfs, attachés au rail comme on l'était autrefois à la glèbe, tous ces "sombres héros de l'amer " que, finalement , "le vent emportera"...

En 126 pages brillantes, cinglantes, enlevées, Iouri Bouïda, vient de donner un étonnant coup de jeune à ce motif des temps modernes devenu presque un cliché, en offrant une version post stalinienne, kafkaienne en diable, (entre fable politique, conte philosophique et récit fantastique), de ce chef -de -gare -qui -regarde- passer -les trains...

Et pas n'importe quel train: le Train Zéro, cent wagons plombés, blindés, aveugles, quatre locos, deux devant, deux derrière, ric-rac, sans anicroche.

D'où il vient, où il va, ce -ou ceux - qu'il transporte, nul ne le sait. Nul ne doit chercher à le savoir.

Ni les cheminots ni les chefs de gare successifs, ni leurs épouses sans enfants, ni les maîtres-chiens qui gardent les voies ..(et les explosifs pour le cas où), ni les femmes-troufions, ces putes officielles de la Ligne, ni les colons juifs du village avec leurs belles femmes, guettant avec anxiété le prochain pogrome, la future disctimination qui fera d'eux, une fois encore, des Juifs errants....

Non, nul ne doit chercher à savoir, pas même "Don Domino", Ivan Ardabiev, le sombre héros de ce récit, qui a trouvé dans la station Huit de la Ligne un sens rédempteur à sa vie de fils-d'ennemis -de- La -Patrie...

Le train zéro passe à minuit, en trombe, sur sa Ligne unique et personnelle, toute à sa dévotion. Il passe, et c'est l'événement nocturne qui donne sa justification au jour qui vient.

Comment dire mon enthousiasme? le livre est arrivé à midi, je ne l'ai pas lâché qu'il ne soit fini. Il m'a hantée toute la nuit-j'habite à côté d'une gare, en travaux tous les week-ends, merci la SNCF...ça aide!

Je n'en suis pas encore revenue, et comme mon camarade DanD, je me verserais bien une vodka-herbe-de-bison pour noyer mon angoisse existentielle...

Un VRAI chef d'oeuvre!

Une structure savante mais invisible ( le suprême chic!) , toute en retours en arrière imbriqués les uns dans les autres, dans un désordre apparent, mais qui progressivement s'ordonne -avant la mort d'un tel, après la disparition d'un tel, avant le suicide de, après l'assassinat de, - il y a du sang et des larmes sur La Ligne!- une structure pleine de ruptures salutaires dans un récit qui, s'il avait été linéaire, aurait perdu tout son sel, toutes ses surprises.

Peu à peu se dessinent et se précisent les silhouettes cocasses, tragiques ou touchantes de ce petit peuple d'esclaves du rail, comme se complexifie le réseau de leurs rapports.

Les dialogues sont vifs, colorés, charnels. L'humour , cette politesse du désespoir, va bien au teint de cette noire parabole...sans aucune de ces lourdeurs démonstratives, qui surlignent d'ordinaire une allégorie. Le recit flirte avec tous les tons, mais reste néanmoins dans un réalisme bon enfant...jusqu'à ce que tout ..déraille!

On ne s'ennuie jamais -ceci pour rassurer ceux que le motif de l'attente transformerait en fauves impatients! Rien- sauf le train de minuit- ne passe mais tout arrive, entre ces traverses , ces réservoirs , ces rails , ces bâtiments sans âme.

J'ajoute, bien que je ne sois pas russophone , que c'est remarquablement traduit par Sophie Benech, et qu'on découvre, aussi, un style! Percutant!

Cinq étoiles- rouges, bien sûr ...mais j'en aurais accroché bien plus , constellant ce train-là d'un nombre de médailles équivalent à celui qui ornait les redingotes de quelques vieux apparatchiks, dans un temps où les trains zéros n'étaient pas un récit romanesque..
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