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Critique de raton-liseur


Quel régal que ce livre ! C'est dommage que j'écrive ma note de lecture plusieurs mois après avoir refermé ses pages, car je crains de ne pouvoir restituer tout le plaisir que j'ai eu à le lire ! Cela fait beaucoup de points d'exclamation pour commencer cette note de lecture, mais c'est amplement justifié !
Nous voici donc en Egalie, un pays qui semble en tout point similaire au nôtre, juste à l'inverse : dans cette société matriarcale, ce sont les hommes qui restent au foyer tandis que les femmes sont les cheffes de famille, faisant vivre leurs familles grâce à leur labeur et prenant toutes les décisions importantes, tant domestiques que politiques. Mais s'il n'y avait que cela, ce roman ne serait qu'une uchronie féministe de plus. Car ici, l'inversion est totale : pensez soutien-gorge, Gerd Brantenberg invente le soutien-verge ; pensez menstruation et c'est le fait que les hommes ne saignent pas qui est vu comme un handicap, comme quelque chose qui manque et qui rend leur connexion au monde incomplète ; pensez relations sexuelles, Gerd Brantenberg y décrit la domination féminine et le plaisir féminin au détriment de celui de l'homme ; pensez langage (et là c'est vraiment savoureux) et il exprime la domination d'un sexe sur l'autre, que ce soit dans le quotidien où « le féminin l'emporte sur le masculin », dans le nom des métiers (celui de marine-pêcheuse est assez prisé), dans les jurons… Dans ce monde, ce sont les hommes qui doivent se pomponner ou faire attention à leur ligne ; ce sont les hommes qui doivent se conformer aux attentes de l'autre pour espérer décrocher un beau mariage (ah, le bal des débutants…) ; ce sont les hommes qui papotent dans la cuisine et dont les femmes ne comprennent pas les moments d'abattement ou les rêves impossibles (pourquoi sont-ils si fatigués ou tristes, aux qui ne font rien de la journée, à entretenir la maison et faire les repas ?).
Gerd Brantenberg semble avoir pensé à tous les aspects possibles pour créer son monde miroir. Elle l'a nommé Egalie alors qu'il est tout aussi inégalitaire que le nôtre puisque son exact inverse, une belle ironie car finalement, elle suggère que si les femmes seules sont au pouvoir, elles en abuseront exactement autant que les hommes (ce avec quoi je suis d'accord, n'en déplaise à ceux et celles qui pensent qu'un monde gouverné par les femmes serait plus doux, parce que, hein, les femmes, c'est toujours doux, et maternant n'est-ce pas, c'est dans leurs gènes…). Et non contente de décrire ce monde, avec une bonne dose d'ironie, Gerd Brantenberg y orchestre un mouvement de libération masculiniste, traversé par les mêmes questions et les mêmes débats que les mouvements féministes des années 70 sur les idées à défendre et la meilleure façon de les défendre.

Ce livre est impressionnant de par sa construction et le fait qu'il arrive à tenir la distance, ce n'est pas juste une bonne idée un peu trop étirée, c'est un roman qui tient la route du début à la fin, qui amène constamment de nouveaux éléments de réflexion sur la table, un vrai tour de force.
Et il fait réfléchir, et plutôt deux fois qu'une. le fait de renverser les choses est déjà intéressant en soi et très provocateur. Mais j'ai aussi aimé voir comment je réagissais. Car on voit bien comment ces hommes ont intégré leur propre infériorité, à quel point ils en sont convaincus et comme ils doivent eux-mêmes (et je vais employer un mot un peu trop à la mode ici) « déconstruire » leur propre image de la masculinité pour pouvoir lutter contre le matriarcat. Et de temps en temps, je me disais « non, là, l'autrice va trop loin, là quand même, on ne peut pas dire... » et je me dis que j'ai touché du doigt certains des points où moi-même j'ai besoin d'une déconstruction, où moi-même, qui me considère comme féministe même si je ne suis pas militante autrement que dans les actes de ma vie quotidienne, je suis marquée par un patriarcat qui m'influence encore grandement.
Et c'est intéressant de s'apercevoir que ce livre a été publié en Norvège en 1977. D'abord parce que ce livre contient beaucoup des idées que le féminisme actuel défend, par exemple en ce qui concerne la nécessaire évolution de la langue. Ensuite parce que ce livre n'a été publié en France qu'en 2022. Merci aux éditions Zulma, une maison d'édition qui a un don pour nous offrir des pépites de littérature étrangère, d'avoir remédié à cet « oubli », et merci au traducteur, Jean-Baptiste Coursaud dont j'imagine la complexité du travail pour rendre en français toute la saveur du texte original, mais je m'interroge quand même sur les raisons qui ont fait qu'aucun autre éditeur n'a jugé bon de publier ce texte qui a maintenant tout de même plus de quarante ans.
Quoi qu'il en soit, cette lecture a été pour moi jubilatoire en même temps que très instructive, un vrai bonheur de lecture ! J'emploie rarement des superlatifs, mais je crois que je peux affirmer que c'est la meilleure dystopie féministe que j'ai lue !
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