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Critique de Enroute


Au lendemain de la guerre, De Gaulle était l'homme de la radio. Pour les dix années suivantes, il est réduit au silence : la crainte que son charisme n'influence le parlementarisme de la IVe République obtient sa censure médiatique. La presse est laminée et bouleversée ; les journaux d'opinion meurent, la presse régionale fleurit, la presse parisienne se réduit. Puis paraît la télévision. Ses capacités d'audience sont révélées lors de la retransmission du couronnement d'Elisabeth II. Pinay et Mendès France l'utilisent à leur profit - mais son pouvoir se retourne contre le politique à l'occasion de la diffusion en direct des interminables images de l'élection du Président de la République en 54 - durant sept jours et treize scrutins. L'indécision du pouvoir met à mal la IVe République. C'est le moment du retour de de Gaulle.

L'avènement de la Ve République est aussi celui de la télévision. de fait, l'ouvrage porte essentiellement sur la télévision, comme s'il était inspiré par la phrase de de Gaulle : "La presse est contre moi, la télévision est à moi". En effet, plus qu'il ne s'adapte au nouveau média, il semblerait plutôt qu'il le domine très vite : De Gaulle prend des cours de théâtre, se fait maquiller et soigne sa présentation, ses discours et les apprend par coeur. Tout sera préparé et contribuera à la mise en scène de l'incarnation de la souveraineté légitime, soit pour conserver les suffrages, soit pour provoquer une réaction psychologique en réponse à des événements déstabilisants.

Ainsi, il importe en Europe les rituels des conférences de presse télévisées des Présidents américains et multiplie les allocutions télévisées où il peut regarder les téléspectateurs droits dans les yeux (sans lunettes). Ses capacités d'élocution et son sens de la répartie éteignent les velléités malicieuses d'insinuer l'imprévu.

Quand surviennent des moments déstabilisants en Algérie, ses prestations télévisuelles mobilisent ses troupes, rassemblent la nation et découragent les séditieux.

Il est alors étonnant qu'il ait refusé de se montrer lors de l'élection présidentielle de 65. Libéralisme de sa part ? ou, plus étrange, incompréhension du rôle du nouveau média dans l'élection d'une personnalité, le prochain président, qu'il a lui-même pourtant voulue et obtenue au suffrage universel direct ?

Plus étonnante encore est sa contre-performance en réaction aux événements de mai 68. Fatigué du pouvoir ? mode de communication intellectuel, réflexif et régulier trop élaboré pour une jeunesse avide de mouvements et de spontanéité ? C'est par la radio qu'il parvient à s'imposer de nouveau - sans parvenir à maîtriser l'effet du pluralisme politique qu'il a lui-même institué par le choix d'une élection au suffrage universel direct : des personnalités se sont présentées, elles ont entraîné leurs fidèles et formé des partis. le renforcement du lien avec les populations semble avoir affaibli celui d'avec l'Assemblée.

Les anecdotes sont amusantes, pertinentes et le ton ne manque ni d'humour ni de capacité de synthèse, ce qui rend la lecture très égayante - mais on regrette que la télévision soit presque seule traitée dans cet ouvrage - par exemple, il n'est pas seulement question de la publication des "Mémoires de guerre" ! le livre est un média et publier un livre, surtout celui-ci, a pourtant bien dû concentrer l'attention de son auteur (!) et avoir eu son rôle dans la vie politique, l'établissement de la souveraineté politique, mais aussi plus largement la vie sociale, française... point du tout et, d'une manière générale, le livre est totalement absent de cette étude...

Autre inconvénient : il n'est nulle part fait mention des interventions d'auteurs tiers sur les interventions politiques de de Gaulle - télévisuelles ou non (hormis quelques phrases de soutien de Mauriac, bien menues...). Les gaullistes ont bien dû utiliser les médias eux aussi pour évoquer la politique française... et De Gaulle a bien dû avoir son opinion sur ces initiatives... Rien sur la fondation de journaux anti-gaullistes, rien (hormis l'amusant passage sur la fabrication de la candidature de Defferre) sur les entreprises antagonistes médiatiques pour déboulonner la statue…

Le cinéma non plus n'est pas mentionné... N'y a-t-il eu aucun film en France à cette époque qui ait eu la moindre influence sur la politique française et aurait eu un lien avec De Gaulle ?... aucun réalisateur qui aurait marqué par un long-métrage ou deux ses critiques de la politique du Général ?... Que dire de l'absence de la chanson enregistrée ?...

Finalement, il semblerait que le charisme du Général ait su encore disposer de l'outil médiatique qu'est la publication universitaire, au besoin par-delà la tombe, pour imposer sa stature, sa présence... l'ouvrage en effet, en se tournant presque exclusivement vers la télévision, semble tout entier inspiré par le besoin d'illustrer une phrase... de de Gaulle, rapportée deux, non trois fois, je crois : "la presse est contre moi, la télévision est à moi"... Mais ce n'est pas alors le sujet de de Gaulle et des médias qui est traité, c'est plutôt De Gaulle se voyant bien diriger l'Etat et mener sa politique par la télévision... de ce problème, peut-être, deux conséquences fâcheuses :

d'abord que la "télécratie" mentionnée plusieurs fois, y compris en guise de titre, n'y soit aucunement démontrée - au contraire, les seules enquêtes mentionnées ici, sont deux études sur le lien entre le nombre de téléviseurs par habitant (par foyer) et les résultats aux élections (en partant du principe que si De Gaulle a gouverné par la télévision, alors les scores les plus élevées devraient être obtenus dans les endroits les mieux équipés)... et les deux études démontrent l'exact inverse : plus il y a de téléviseurs, moins on vote pour De Gaulle... C'est très ennuyeux car c'est l'affirmation de de Gaulle qui est décrédibilisée, tout autant que le terme employé de télécratie ; raison probable du systématisme de son emploi accompagné de guillemets... mais alors pourquoi y insister si, de télécratie, il n'y a pas eu ?... Il ressort une impression de fanfaronnade, une sorte de lubie du Président qui aurait aimé mettre en scène le pouvoir (on le croit volontiers tant son élocution et sa présentation impressionnent) puis aurait aimé se voir ("premier téléspectateur de France" aurait dit, est-il rapporté, Romain Gary... puisqu'il était un "aficionado" du journal télévisé où... il paraissait souvent). Mais d'un point de vue de la réalité politique, point de domination par la télévision - et non seulement ce point n'est pas expliqué, mais l'ambiguïté est même maintenue que l'on devrait adopter cette idée, pourtant démentie, donc, d'une gouvernance télévisuelle - même le sous-titre y engage (l'homme du petit écran...).

L'autre problème, c'est que l'auteur lui-même semble céder sous l'influence de la volonté du Général puisque le centre de son discours, vire en effet, lentement, du sujet de l'utilisation des médias (de la télévision par De Gaulle) vers le récit des événements majeurs de la politique française des années 60, ou revient de temps à autre l'utilisation de la télévision (et accessoirement de la radio)... là où le titre engageait plutôt un récit du lien entre la vie, l'évolution des médias et les décisions et intervention de de Gaulle. Par exemple, c'est très gênant, la création de la Maison de la Radio n'est... tout simplement pas mentionnée !! Tout au plus la devine-t-on au moment du passage de la RTF à l'ORTF... de même concernant les radios, on lit en passant qu'Europe n°1 et Radio Luxembourg émettent depuis l'étranger : pour Radio Luxembourg, ok, mais Europe n°1 ? Et depuis quand ces radios sont-elles écoutées en France, et où (capte-t-on Radio Luxembourg à Paris ? les émetteurs sont donc puissants ?...) de fait, rien du tout sur l'histoire de la radio... Bon, peut-être que De Gaulle en a moins fait usage que pendant la guerre, mais la radio est un média et son organisation a bien fait l'objet de décisions politiques, dont la vie était principalement influencée par... De Gaulle !

C'est donc au final un ouvrage très plaisant à lire, mais qui rate un peu son propos. Ce choix du sous-titre incite véritablement à penser que l'aura du Général a su s'imposer encore à l'écriture du livre en tirant vers sa personne la nature du discours... Pour preuve, l'ouvrage manque sa conclusion - qui se nomme "Epilogue, le Général sort de scène" qui semble certes introduire le théâtre dans la structure de l'ouvrage mais, en récitant les derniers moments politiques du Président... n'a rien à voir avec les médias... le ratage est d'autant plus évident qu'une seconde conclusion est produite pour se rattraper, mais rate encore, puisqu'elle revient sur l'inanité de ce terme trompeur : "Conclusion Les origines de la "télécratie" ? Un bilan". le mot bilan ne trompe pas : la question, les guillemets : l'auteur interroge, parce que, pas plus que nous, il n'y croit...

Qui y croit alors ? De Gaulle, qui aurait donc dit que la télévision lui appartenait, qui a tant préparé ses interventions télévisées qui a tant fait rire lors de ses conférences de presse... le sous-titre est alors ironique... « L'homme du petit écran » : il faut conclure que tel il se voyait, par une forme dont l'ouvrage démontre qu'elle est une forme de mythomanie du Président à se penser lui-même, mais qui n'était pas, manifestement, un "gouvernant par le petit écran"… un point de vue, certes, mais peut-être réducteur pour l'auteur de mémoires si épais : un second ouvrage sur la capacité de mise en scène de son propre pouvoir par le Général et qui, cette fois, évoquerait TOUS les médias ?... un troisième sur le rôle politique du Général dans l'organisation du paysage médiatique en France ?
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