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Critique de Presence


Ce tome fait suite à La mort aux trousses (épisodes 1 à 5) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il contient les épisodes 6 à 10, parus en 2012. le scénario est d'Ed Brubaker, les illustrations de Sean Philips, et la mise en couleurs de Dave Stewart.

De nos jours, Nicolas Lash recherche désespérément une trace de Josephine. Il est contacté par Mark Garvin, un enquêteur privé qui l'informe que Dominic Raines disposait d'un coffre de dépôt dans une banque et que Lash en a hérité (moyennant une petite commission de 10%, bien sûr). Les membres (à lunette ronde) du culte sont sur sa trace. Les 3 quarts du récit se déroulent à Los Angeles (et dans sa banlieue) en 1958. Miles (un acteur de seconde zone) est à la recherche de poudre blanche pour approvisionner les invités d'une partie fine à Hollywood, ce qui pourrait lui permettre de s'approcher d'un rôle dans un film de premier plan. Il aborde Derek (un membre de l'église de la Méthode prêchant dans la rue) pour savoir où se trouve Suzy Scream qui pourrait le dépanner en l'absence de son dealer habituel. Il se rend dans la demeure d'un riche propriétaire où se déroule une partie fine d'un genre un peu spécial. Suzy est au sous-sol ; elle vient d'assassiner un autre membre de l'église de la Méthode qui visionnait un film d'un genre très spécial lui aussi. Miles et Suzy s'enfuient et finissent par franchir le mur de clôture d'une résidence de repos où ils sont accueillis par Josephine.

Deuxième tome de Fatale, et au début le lecteur a déjà l'impression que Brubaker a recours à un schéma répétitif : une partie se déroule dans le temps présent, une autre dans le passé. Mais cette impression s'estompe rapidement. La scène avec Nicolas Lash ne sert que d'introduction et de lien avec le tome précédent. le gros du récit concerne donc Miles et Josephine. La première scène évoque immédiatement une autre série de Brubaker et Philips : Criminal, avec cet homme vivant de petites combines illégales, tout en cherchant la gloire du grand écran. Mais dès la page d'après, cette histoire développe une atmosphère différente de celle des scènes du tome précédent en 1956 et de "Criminal". Brubaker a pour ambition de faire revivre une période trouble d'Hollywood et des États-Unis pendant laquelle les citoyens avaient l'impression que chaque grande ville, ou chaque coin paumé du pays abritait une secte satanique pratiquant des meurtres rituels, et d'autres crimes sûrement plus atroces encore. La puissance d'évocation de cette époque fantasmée est irrésistible.

Ed Brubaker s'empare de tous les stigmates de cette psychose des sectes sataniques et les égrène un à un sans les exagérer, en les mariant aux perversions réelles et imaginaires de l'industrie cinématographique : croix inversée, virée dans un cimetière de nuit, livre maudit, costume de cérémonie vaguement inquiétant, perversion sexuelle lors de partie fine (ici une femme nue fouettée pour le plaisir des participants), film obscène et dépravé (ancêtre du snuff movie), acteur drogué, actrice tabassée par le producteur avec qui elle couche pour arriver, jeunes filles en fleur racolant le chaland, etc. L'intelligence de Brubaker est de doser ces ingrédients pour ne pas verser dans la caricature ; il reste dans le plausible, il ne fait que lever un coin du voile sur des pratiques qui ont dû exister (car il n'y a pas de fumée sans feu) et réalisées par des gens très ordinaires.

Au-delà de cette recréation très convaincante d'une angoisse ayant marqué l'inconscient collectif d'une nation, Brubaker raconte une histoire captivante. Il commence à dévoiler les points de jonction entre les différentes époques visitées (par exemple quand Josephine lit "Hatchet job" de Dominic Raines). À nouveau, les événements sont vus par les yeux et les pensées de Miles, plutôt que par ceux de Josephine, ce qui permet de donner un point de vue sur cette femme. Brubaker ajoute quelques commentaires d'un narrateur omniscient sur ses sentiments qui apportent une touche romantique au personnage. le lecteur en apprend un peu plus sur les étranges pouvoirs de cette femme fatale et il découvre des informations sur Hansel, l'aveugle qui mène cette église de la Méthode. À un autre niveau de lecture, Brubaker met en scène les limites du rêve américain, de la possibilité d'accéder à vie meilleure par un travail et des efforts acharnés. Il met en lumière le fossé infranchissable existant entre ce magnat de l'industrie cinématographique aux goûts particuliers, et ce minable qui ne sera jamais un acteur de premier plan.

Il est impossible d'imaginer cette série illustrée par quelqu'un d'autre que Sean Philips, ce qui ne veut pas dire que ce dernier se contente d'appliquer les mêmes recettes d'un tome à l'autre. le lecteur a le plaisir de retrouver l'ambiance si particulière créée par Philips avec ce mélange d'individus ordinaires, de lieux réalistes, et de représentations travaillées pour donner l'impression d'une simplification. Parmi les éléments réalistes, il est possible de reconnaître Woody Allen parmi les invités d'une soirée, ou l'architecture familière des villas hollywoodiennes, ou encore le modèle de la fourgonnette Volkswagen, véritable symbole de cette époque. Comme à chaque fois, Philips conçoit des personnages à l'apparence unique et toujours crédible. Il donne une apparence à la fois commune et convaincante à un vétéran de la guerre du Vietnam qui ne doit rien à aucun stéréotype, tout en aboutissant à un personnage des plus crédibles dans ce rôle. Parmi les aspects qui semblent simplifiés de ses dessins, il y a la séquence de cauchemar (sur un fond rouge pétant, judicieusement choisi par Dave Stewart), avec la tête aux tentacules, il y a le visage terrifiant de l'aveugle. En y regardant de plus près, Philips soupèse chaque trait et chaque aplat de noir pour trouver un équilibre efficace entre le descriptif et l'évocateur d'une ambiance, d'une expression. Cela aboutit à des dessins à la fois précis, et à la fois donnant une impression de spontanéité, d'immédiateté, comme croqués sur le vif. C'est la preuve d'un artiste déjà très accompli que de pouvoir donner l'impression de dessins rapides et naturels, presqu'improvisés sous l'impulsion du moment.

Cette approche sophistiquée du dessin permet également à Philips de réussir des scènes banales, gorgées d'une émotion ineffable et ténue. le lecteur se surprend à être ému par la fragilité de Josephine se baignant seule de nuit dans la mer, ou par le calme fragile d'un petit déjeuner pris sur le balcon à la lumière d'un soleil doux, ou par la trouble sensualité de Josephine mouillant le bas de sa robe en profitant de la douceur de l'eau de mer sur ses pieds. Au final, les scènes les plus sensuelles ne sont pas celles représentant un ébat sexuel, mais celles montrant la fragilité de cette femme surprenante. On lui pardonnera donc facilement le seul faux pas lorsqu'il représente une femme dormant en petite culotte et soutien-gorge.

Ce deuxième tome confirme la bonne impression du premier tome et montre que Brubaker et Philips sont capables de réaliser une histoire qui dépasse les attentes du lecteur aussi bien du point de vue de l'intrigue, que de celui des images.
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