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Critique de laurentlefils30


Laurent Carpentier
Les Bannis
Stock
(A paraître fin août)


On avouera que, après quelques chapitres, on ne sait plus très bien qui est Raymonde et qui est Alice, qui vient de Tunis, qui de Bucarest et qui d'un village breton. On pourrait retourner en arrière, relire les pages déjà lues, nous assurer que Maurice est bien l'homme à la R10 ou Mathis un gars qui vit dans les alpages. La déportée à Sobibor, c'est Alice ou Arlette ? le fusillé, c'est Henri ou c'est Jacques ? Mais non. On revient un peu en arrière au début et puis vite on assume de se perdre, de s'en foutre, de ne plus bien discerner qui est qui dans cette famille singulière. Singulière ? Même pas. Ou plutôt singulière comme le sont, ainsi que le dit le narrateur, des milliers d'autres. Nous ajouterions même : comme toutes. La vôtre, la mienne, n'importe laquelle dès lors que nous remontons un peu loin et questionnons un peu large. Qu'est-ce qui fait alors que nous nous intéressons tant à ce livre puisque, de fait, à peine nous y sommes-nous plongés que nous nous y intéressons ? C'est que, au travers de ces portraits, ces histoires, ces vies, ce sont toutes les filiations que l'auteur interroge. le Que sais-je ? ici n'est pas le mot programmatique d'une refondation savante ni morale : c'est le préalable angoissé du Qui suis-je ? Et puisque nous en sommes aux questions, nous irons jusqu'à celle que l'on pose pour rire : d'où viens-je et dans quel état j'erre ? Elle amuse peu, elle paraît idiote, elle place son calembour sous le ciel bas et lourd d'une métaphysique pour les nuls. À bien y regarder, pourtant, parce qu'elle noue deux questions en une seule, elle désigne le coeur vif de ce roman, son noeud précisément, le lieu et le lien mystérieux dans lequel et par quoi se mêlent la provenance et l'être, les autres et la pesanteur de soi-même en soi, nos héritages et notre douloureuse, problématique, boiteuse liberté.

Dans "lignée" il y a ligne, et au bout de cette ligne il arrive qu'il y ait un ver qui se torde et qui souffre. Sauf que, contrairement au lombric, l'humain a tôt fait de se retourner vers le gars assis sur la rive et de lui demander des comptes, et de lui demander ce qu'il fout là, et de lui demander quel est le fatras de tourments et de secrets que, peut-être, parmi les éclairs bleus des libellules, il vient essayer ici de noyer dans de l'eau vive.

Se faisant le reporter de sa famille, partant gaillard questionner les morts et les vivants moins pour leur faire dire ou répéter leurs vérités que pour tenter, tel un Dionysos démembré, de se rassembler enfin, de se ré-unir, que pour tenter aussi de savoir d'où sont montées ces larmes dont le jaillissement un jour, au hasard d'un nom de village aperçu sur une route, a décidé de sa quête, Laurent Carpentier écrit un beau récit des origines, une sorte de roman de formation inversé en ce sens que les énigmes et les épreuves, cet obscur tissu des Parques, n'adviennent pas ici dans le présent d'un petit Wilhelm Meister mais, tout au rebours, furent tissées dans le passé des autres, double cachette du temps et de l'altérité (« l'impénétrable noyau de nuit » cher à Breton) qu'il s'agit de percer pour se comprendre mieux, un peu mieux, allez ne fût-ce qu'un tout petit peu mieux.

Rêve ? Illusion d'un "connais-toi toi-même" qui devrait passer d'abord par une connaissance de la famille ? Si, née dans des pleurs, la quête vise un apaisement, le narrateur le trouve-t-il à la fin et, nous qui l'accompagnons dans cette injonction socratique revue par la psychanalyse, tiendrons-nous avec ce livre le modus operandi de notre propre élucidation ? Rien n'est moins sûr. C'est peu dire que les images sur lesquelles se closent ces Bannis, images superbes mais où pointe le faux cynisme par quoi, comme d'un faux nez, se grime une détresse, c'est peu dire que ces images nous laissent, dans le silence du livre refermé, le soupçon d'un narrateur dont nous croyons peu à sa pacification.

Alors quoi ? Nous dirons-nous tout ça pour ça ? Tant de questions posées aux siens et à soi pour finir sur un mémorial perdu, inutile et pas plus consistant qu'un songe ? Eh bien non : quel que soit le ton de son dernier mot – en fait une tonalité de néant – le mémorial existe désormais et ce n'est pas celui, irréel et à vendre, invendable puisque irréel, sur quoi se referme le livre : c'est le livre lui-même, c'est le livre tout entier dont le papier se change en marbre, l'encre en cette dorure dont on orne les noms des morts sur les monuments du souvenir, les pages souples en ce granite dont, dans la région de Saint-Jean-Kerdaniel, on fait des calvaires historiés. Malgré des démarches littéraires, des styles et des tons divergents, quelque chose rapproche Laurent Carpentier de cet autre fou de la mémoire familiale qu'est Jean Rouaud. Pour nous, surtout, l'un comme l'autre par ce qu'ils nous disent – et c'est là leur commune exemplarité – nous enjoignent de questionner les nôtres, de ne pas attendre leur disparition pour regretter sottement de n'avoir pas davantage cherché à comprendre ce qu'ils vécurent, endurèrent, firent et peut-être turent. Oncles, tantes, père, mère, ascendants, bisaïeux et trisaïeules, tous ceux enfin, parce que quand nous étions enfants leur présence valait comme évidence, qui nous furent peut-être familiers mais que nous ne connûmes pas, tous ceux-là lestent nos propres zones d'ombre de leur ombre irréparable : voici la procession des spectres que la lecture des Bannis, et c'est vraiment la réussite de ce livre, nous invite à stopper net pour en ôter masques et linceuls.
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