Jean Rouaud vous présente son ouvrage "Juge de
Montaigne : une tragi-comédie" aux éditions Seghers.
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Quand le soir tombe, le jeune homme au teint blafard entre en agonie. Cette fois, le médecin major ne laisse plus d'espoir. La jeune promise passe régulièrement dans la pénombre, et doucement, pour ne pas gêner ceux qui dorment, pose un linge frais sur son front, remonte les draps sur sa poitrine, et, quand un accès brutal de toux le fait se dresser dans son lit, elle le prend comme un enfant dans ses bras et lui verse entre les lèvres une cuillerée de sirop.
La pluie s'annonce à des signes très sûrs : le vent d'ouest, net et frais, les mouettes qui refluent très loin à l'intérieur des terres et se posent comme des balles de coton sur les champs labourés, les hirondelles, l'été, qui rasent les toits des maisons, tournoient, attentives et muettes, dans les jardins, les feuillages qui s'agitent et bruissent au vent, les petites feuilles rondes des trembles affolées, les hommes qui lèvent le nez vers un ciel pommelé, les femmes qui ramassent le linge à brassée (incomparables draps séchés au vent de la mer - cet air homéopathique d'iode et de sel entre les fibres), abandonnant sur le fil les épingles multicolores comme des oiseaux de volière, les enfants qui jouent dans le sable et que les mamans rappellent, les chats à leur toilette qui passent la patte derrière l'oreille, et trois petits coups d'ongle sur le verre bombé du baromètre : l'aiguille qui s'effondre.
Avant toute chose, grand-mère ne voulait pas qu'on pensât qu'il était dans ses habitudes de faire les poches de son mari. Ce n'était pas son genre. Mais il fallait considérer les circonstances et, là, ces soi-disant aveux abracadabrants, il y avait de quoi nourrir des soupçons. Des soupçons entièrement justifiés d'ailleurs : elle montrait à Lucie un petit rectangle de carton rose, un billet portant date et destination et dénonçant sans discussion, un aller-retour pour - et plutôt que de prononcer là peine prononçable elle le donna à lire - l'île du Levant : le paradis des naturistes.
Avec grand-père, on avait tout de la mouche du coche. On avait beau le mettre en garde, le prévenir en rapprochant les mains l'une vers l'autre que l'obstacle à l'arrière n'était plus qu'à quelques centimètres maintenant, il vous regardait avec lassitude à travers la fumée de sa cigarette et attendait calmement que ses pare-chocs le lui signalent. A ce jeu, la carrosserie [de la 2 CV] était abîmée de partout, les ailes compressées, les portières faussées. La voiture y avait gagné le surnom de Bobosse. Si grand-père l'apprit jamais, il faisait montre de suffisamment d'indifférence pour ne pas s'en émouvoir, et il est vraisemblable que ses pensées nous avaient catalogués une fois pour toutes : petits morveux, ou ce genre. Peut-être s'en moquait-il vraiment.
De fait, il (grand-père) fumait bien son champ de tabac à lui seul, allumant chaque cigarette avec le mégot de la précédente, ce qui, quand il conduisait, embarquait la 2CV dans un rodéo improvisé. Le mégot serré entre le pouce et l'index de la main droite, la cigarette nouvelle au coin des lèvres, il fixait attentivement la pointe rougie sans plus se soucier de la route, procédant par touches légères, tirant des petites bouffées méthodiques jusqu'à ce que s'élève au point de contact un mince filet de fumée. Alors la tête rejetée en arrière pour ne pas être aveuglé, bientôt environné d'un nuage dense qu'il balayait d'un revers de la main, il soulevait du coude la vitre inférieure battante de la portière, jetait le mégot d'un geste vif et, toujours sans un regard pour la route, donnait un coup de volant arbitraire qui secouait les passagers en tous sens.
page 10 - J'ai adoré imaginé la scène!
Ne t'inquiète pas, me disait Chardin. L'art se moque de ce qui brille. Fais comme moi. Fais la sourde oreille. Rends compte le plus honnêtement, le plus simplement, de ce que tu vois. Et si tu sais voir, ce qui implique de fermer les yeux, tu y verras des beautés qui valent largement celles des beaux quartiers. (p. 13 / Gallimard, collection Blanche, 2010)
Mais enfant, l'expression « vieux garçon » m'intriguait. J'essayais d'imaginer un bébé avec des rides et une moustache blanche. J'ai compris plus tard qu'un vieux garçon est un petit garçon qui se refuse à vieillir.
Page 18
- On affirme souvent que « tout le monde peut écrire ».
Jean Rouaud : - Je l’ai moi-même cru longtemps, et j’ai été plutôt enclin
à inciter à écrire tous ceux qui en manifestaient le désir. On est tous,
tout le temps dans l’écriture – d’un rapport, d’une carte postale, pour
laquelle on essaie de trouver une tournure un peu fine, un peu drôle.
Et on est tenté de se dire qu’il suffirait d’allonger la phrase pour lui
faire porter une histoire, et que, ma foi, de la carte postale au roman,
il n’y aurait qu’une question de temps et d’énergie.
En fait, je crois de plus en plus que ce saut de la carte postale au livre,
c’est l’engagement de toute une vie. Ce n’est pas quelque chose qui
se fait impunément. Il y a un prix très lourd à l’écriture, qui consiste
à abandonner, en fait, quasiment toute ambition sociale."
"Il apparaît que c'est un talent de savoir cajoler un enfant, le bercer, inventer pour lui une foule de diminutifs, lui chantonner des chansons douces, attendre patiemment qu'il ait fini de mastiquer avant de lui tendre une nouvelle cuiller, c'est un don, comme le dessin, la poésie ou l'art d’accommoder les restes."
C'est un sentiment que je connaissais bien, ce besoin de rectifier sa position dans le miroir de l'autre. Une façon de dire ne vous méprenez pas sur moi, ne tirez pas de conclusion à partir de ce que vous percevez. Tentation de se démarquer de la fonction à quoi les gens vous réduisent. Et vous réduisent longtemps quand bien même elle n'est plus d'actualité. J'avais beau avoir quitté le kiosque depuis des années, il se trouvait toujours des gens qui me renvoyaient au marchand de journaux. Ce qui ne partait pas toujours d'une intention bienveillante. Ce qui traduisait dans ce cas, en cherchant à me rabaisser, le peu d'estime qu'ils avaient pour la fonction. (p. 72)