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Critique de Patsales


Emmanuel Carrère a l'habitude d'être toujours présent dans ses récits pour mieux justifier le choix de son sujet. Il ne se met guère en scène, ici, et pour cause: nul besoin d'expliquer d'où on écrit et pourquoi on écrit: il suffit d'être humain pour se sentir concerné par cette histoire stupéfiante et s'interroger.
Première question: comment J.-C. Romand est-il devenu ce menteur hors-catégorie? Généralement, on ment, au début, pour se simplifier la vie. Mais ce n'est pas pour cacher un échec honteux que Romand a plongé dans la clandestinité. Il ne s'est pas présenté à son épreuve, ni en juin, ni en septembre, alors même qu'il était parfaitement capable de valider son année. Qu'est-ce qui lui a paru si difficile dans cette carrière banale de médecin banal, au point de commencer à imaginer des subterfuges inouïs pour ne plus se retrouver dans la situation d'obtenir son examen? Carrère propose sans conviction quelques pistes: détestation des corps souffrants, peur de devenir un transfuge de classe, petits accomodements familiaux avec la vérité toujours vénérée, parfois écornée... Rien de consistant, donc, rien qui ferait que l'on s'écrierait: "Mais bon sang, c'est bien sûr!"
Autre question, beaucoup moins mystérieuse, me semble-t-il: comment a-t-il pu tromper ses proches si longtemps? Mais toute société repose sur la confiance, qui justifie qu'on passe quand le feu est vert en présumant que les autres automobilistes s'arrêteront au rouge. Quand tous les signaux de la normalité sont là, pourquoi s'inquiéter? Dans cet aimable et paisible entre-soi, des millions ont été confiés à Romand sans que quiconque s'avise qu'il pourrait être grugé.
Au-delà de la performance d'acteur, le trou noir auquel l'esprit se dérobe, c'est bien sûr les meurtres successifs et prémédités de toute la famille. Comment un homme, dont rien ne permet de douter qu'il était gentil et aimant, a-t-il pu tuer tous ceux qui lui étaient chers et qui l'aimaient? Notre conscience vacille, et nous voici à chercher des arrangements raisonnables qui expliqueraient l'impensable. Il aurait voulu protéger sa famille d'une souffrance qu'il ne pouvait plus leur éviter. Il aurait désormais recouvré sa dignité d'homme en renonçant aux faux-semblants. Il n'aurait évidemment pas poussé son beau-père dans l'escalier (puisqu'il le dit!). Et surtout: « Dire qu'il aura fallu tous ces mensonges, ces hasards et ce terrible drame pour qu'il puisse aujourd'hui faire tout le bien qu'il fait autour de lui… C'est une chose que j'ai toujours crue, voyez-vous, et que je vois à l'oeuvre dans la vie de Jean-Claude : tout tourne bien et finit par trouver son sens pour celui qui aime Dieu. »
À ces paroles d'un visiteur de prison, Carrère oppose la véhémence d'une journaliste, Martine Servandoni: "La seule chose positive qui, de ce point de vue-là, pou(v)ait lui arriver, c'était de prendre vraiment conscience de ce qu'il avait fait et, au lieu de pleurnicher, de plonger vraiment dans la dépression sévère qu'il s'était toute sa vie débrouillé pour éviter. À ce prix seulement il y avait une chance qu'il puisse un jour accéder à quelque chose qui ne soit pas un mensonge, une fuite de plus hors de la réalité. Et la pire chose, en sens inverse, qui pouvait lui arriver, c'était que des grenouilles de bénitier lui apportent sur un plateau un nouveau rôle à tenir, celui du grand pécheur qui expie en récitant des chapelets. « Il doit être ravi, non, que tu fasses un livre sur lui ? C'est de ça qu'il a rêvé toute sa vie. Au fond il a bien fait de tuer sa famille, tous ses voeux sont exaucés. On parle de lui, il passe à la télé, on va écrire sa biographie et pour son dossier de canonisation, c'est en bonne voie. C'est ce qu'on appelle sortir par le haut. Parcours sans faute. Je dis: bravo. »
Je pense que Carrère a eu raison d'écrire ce livre, mais qu'il n'est pas allé au bout de son projet. Finalement, ce n'est pas Romand qui importe, énième avatar de la banalité du mal, type piteux et falot qui n'aura eu d'envergure que par son mensonge. L'essentiel est plutôt dans le mythe que nous construisons à partir de ses meurtres: assassin sanguinaire pour qui il faudrait rétablir la peine de mort ou pécheur rédimé en voie de béatification, Romand est, dans l'anathème comme dans l'élection divine, pareillement exclu de la société des hommes - pour ne jamais nous contraindre à plonger dans les abysses de notre âme et à affronter l'adversaire qui est en nous.
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