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Critique de karineln


« Plus on clase, plus on inventorie, plus on dépiaute, plus on contrôle les choses, plus elles deviennent fades, et plus on échoue à les approcher et à les entendre (…). Heureux celui qui contemple un ciel étoilé sans y distinguer de constellations prédéfinies, heureux celui qui traverse un paysage que ne défraîchissent aucune abstraction linguistique ni culturelle, aucun nom ni aucune anecdote historique, heureux et sage celui qui vogue sur une mer anonyme. »
Cétologue ou écrivain, les deux mon capitaine ! Nicolas Cavaillès décline observations, descriptions, et connaissances des baleines et cétacés autour d'une question : pourquoi les baleines sautent-elles ? Mais l'auteur étend l'énigme bien au-delà de l'interrogation, dont le point est absent du titre, au-delà des hypothèses, faits et recherches scientifiques. La poésie des mots qui nomment les espèces animales et leurs particularités agrémente une pensée philosophique en ce qu'elle vient dire l'existence dans son ineffable et inénarrable mystère.
Ce texte nous est présenté comme une « fantaisie littéraire » et en effet il détonne par son originalité. Plus qu'une fantaisie, il propose forme et fond à la question du futile, de ce qui est jugé inutile, ne s'inscrivant pas dans une chaîne de besoins et de nécessités. le saut inexpliqué de la baleine ainsi exposé avec force détails et indications biologiques incarne le temps de l'ignorance, l'instant de l'acte gratuit détaché de tout sens, de toute servitude car il ne sert proprement à rien, à rien qu'on ne puisse justifier, valider, catégoriser…
La lecture de ce petit traité expérimente parfaitement le superbe, majestueux, retentissant lâcher prise de la baleine en ce qu'il ne nous amène nulle part sinon dans un souffle de liberté, souffle expulsé afin d'échapper à sa condition déterminée, peut-être ! « Mais quand bien même leur existence animale se réduirait tout entière à une immense machine à perdre du temps et à leur noyer la vie dans de médiocres soucis, sociétés débilitantes, activités stériles, migrations routinières et litanies monologiques, les baleines, dans la sagesse convexe que nous leur prêtons, envisagent tout de même une poignée d'instants de leurre tels qu'elles puissent se sentir comme des êtres singuliers imposant leur réalité au monde extérieur, et non comme des êtres sans substance jouant leur maigre rôle dans un vaste mécanisme dépourvu d'intérêt. »
Elan sublime, moment de grâce, ce saut requiert pourtant une force, une puissance phénoménale pour se projeter ainsi hors de son élément, hors de soi et savourer le temps de quelques secondes la légèreté d'un corps envolé, la plongée magnétique et transperçante d'un corps maritime dans la reconquête renouvelée de son espace, dans l'éternel retour à son milieu indispensable, vaste cachot océanique. « Dans tous les cas, notons-le bien, les bonds s'offrent comme l'image d'une quête angoissée de liberté. D'une manière ou d'une autre, pour les baleines qui sautent hors de l'eau, la vie sous-marine échoue si bien à se suffire à soi-même et à se donner pour sa propre et seule fin, qu'elle les pousse par instants à s'évader dans les airs, quoique ce saut si bref puisse paraître plus vain encore que le reste. »
C'est le saut du désespoir ou l'envol courageux, heureux de celui qui sait. Fascinante nature qui nous rappelle à notre condition et nous invite à en oublier le poids fatal, à en goûter tous les possibles inexpliqués qui nous font sentir vivant, quand bien même nous n'en puissions rien comprendre. Et à quoi bon toujours s'épuiser à savoir, à maîtriser, drame de notre ère moderne ! « …nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. (…) Pourquoi tient du cruel attrape-nigaud, sinon de l'instrument de torture. A voir la baleine se déchirer dans les airs, on devine d'ailleurs qu'elle n'ignore pas ces deux syllabes crucifiantes, pourquoi, ces huit lettres que rien ne rassasie, qui obligent à mille et une contorsions toutes vaines. »
La frontière est mince entre l'étrange et le merveilleux, les deux suscitant toujours le questionnement. le terme anglais « wonder » englobe cette paradoxale énigme et l'aventure d'Alice nous plongeait en son coeur…Le court texte de Nicolas Cavaillès ne m'a pas évoqué l'univers de Lewis Caroll mais sa forme inédite, son récit étonnant , lui-même difficile à cataloguer, suscite la surprise, nous immerge dans une interrogation sans réponse et surtout, surtout nous éblouit du merveilleux dont recèle le monde, merveilleux qu'il nous faut accueillir sans le maîtriser, et peut-être juste lui être reconnaissant. Ce petit livre à la fois fouillé et sans prétention puisque sans réponse, incarne cet hors-piste, une autre forme d'art, l'art cet inutile indispensable : c'est un saut, un bond, un looping littéraire pour célébrer la beauté du geste, la fugacité du magique, la grâce d'une échappée exactement comme le fût le temps de cette lecture.
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