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Critique de Colchik


Cette oeuvre autobiographique de Cendrars inaugure ses mémoires qui s'organiseront autour de quatre volumes, L'homme foudroyé, La main coupée, Bourlinguer et le lotissement du ciel.
Le premier récit de L'homme foudroyé, intitulé Dans le silence de la nuit, retrace les souvenirs de guerre de Cendrars, engagé dans la Légion étrangère en 1914 et démobilisé en 1915 après avoir été blessé et amputé du bras droit lors de l'offensive de Champagne. La seconde partie, le vieux port, rassemble des souvenirs sur Marseille et les calanques alentour, un éparpillement de considérations historiques, mystiques, de sensations, d'anecdotes de voyage. Quant aux Rhapsodies gitanes, elles s'organisent autour de Sawo, le légionnaire déserteur, et sa famille de gitans. Il n'existe pas de fil conducteur dans le récit du poète, pas de chronologie précise à laquelle le lecteur pourrait se raccrocher. L'écrivain donne chaque fois l'impression de jeter un caillou sur la surface de sa mémoire et de suivre chacun des cercles concentriques nés de l'impact, dans une digression qui nous éloigne toujours plus du propos initial. Ce semblant de spontanéité peut désarçonner le lecteur comme l'enchanter ; à la manière des enfants happés par la musique envoûtante du joueur de flûte de Hamelin, nous suivons la ligne sinueuse d'une écriture qui nous enferme dans un labyrinthe merveilleux.
Le merveilleux, tout est là. Bravoure échevelée, repas pantagruéliques, saouleries phénoménales, disgrâces épouvantables, perversions sophistiquées, misère crasse, fortunes colossales, crimes abjects, l'écriture de Cendrars procède à une transmutation du réel : nous entrons dans un palais des glaces et n'en trouvons plus la sortie. Où est la vérité ? Autant poser la question à un fakir. Tout est vrai, tout est biaisé par la recomposition permanente du souvenir, ou plus exactement par la volonté de l'écrivain d'extraire un conte pour les petits Poucet que nous sommes, perdus dans cette grande forêt des ombres.
Après un midi âpre, ensoleillé, nous découvrons un Paris de l'obscurité, une banlieue misérable, lépreuse, celle des fortifications et des barrières. Un monde trouble, dangereux où le père François, roulier à la retraite, manie le fouet sur une population de miséreux logés dans des wagons de chemins de fer, où les tribus tziganes lâchent leurs ours sur les campements, où les petits enfants sont volés et mutilés. le merveilleux mêlé à l'effroyable.
Et les femmes dans ce bazar de fête foraine ?  « J'aime trop la femme pour ne pas être misogyne » dit Cendrars, jamais avare d'un paradoxe, avec une mauvaise foi digne d'un maquignon. La femme fait peur, rôde, menace, vole, répugne. Diane de la Panne est une vierge qui manie les armes avec dextérité, dangereuse pour le naïf qui, comme Actéon, pourrait finir dévoré par ses chiens, c'est-à-dire ses désirs inassouvis. La Mère, figure tutélaire du clan Sawo, a consommé quatorze maris, et les trois Marie, ses filles, sont des Moires, fileuses de destin et de mort (elles participent à la chasse de Marco-le-Transylvanien, condamné par la vendetta). Marthe, la femme du polygraphe Gustave le Rouge, a le visage coupé en deux par un coup de fouet, blessure purulente – image du sexe féminin ? – et elle s'enfonce dans une déchéance physique de plus en plus affreuse. Paquita, la richissime Mexicaine, sorte de fourmi dévoreuse, s'achète des maris désargentés et élève ses enfants comme des pucerons. La seule qui échappe à ces portraits pétris de méfiance et de terreur est Antoinette, la fille du scaphandrier, séduite à peine sortie de l'adolescence par le jeune Cendrars, mais sans cesse menacée par la prostitution. Illustration étonnante, Cendrars détaille longuement une pièce de théâtre jouée par le Grêlé, gitan fou de théâtre, La peau de l'ours, qui évoque de nouveau le mythe de la femme croqueuse d'hommes et dont les goûts bestiaux la font séduire un ours bientôt réduit en esclavage. Partout, il y a une peur de la femme, presqu'un dégoût, qui révèle une sexualité probablement troublée.
Blaise Cendrars appartient à cette catégorie d'écrivains où la sur-dimension est constitutive de l'écriture et de l'oeuvre, comme Vladimir Nabokov, ou Henry Miller. On les aime comme des ogres porteurs de vertige.
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