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Critique de Betmalle


Ce recueil, c'est tout le contraire de la lose… Une réussite complète.


Tu poses la pointe du diamant sur le premier sillon et hop, le son Chamak t'environne… et comme c'est bon, cette immersion immédiate ! Tu sens tout de suite une ligne de basse un peu hypnotique (l'autisme est une présence au monde très différente, mystérieuse, profonde, une grande vulnérabilité en même temps qu'une muraille imprenable), puis une mélodie simple et franche se déploie, soutenue par des accords complexes (c'est l'impuissance d'une mère à comprendre et à défendre inconditionnellement son enfant invivable, l'impuissance d'un père qui se traduit par la colère, la honte d'avoir honte, la fuite, et l'auteur exploite alors toute la finesse de son approche psychologique ; on est comme projeté dans la peau des parents par cette intelligence partagée de la situation), mais aussitôt l'intelligence bat en retraite, elle a fait son boulot, et les émotions naissent et dominent, naturellement : la ligne de basse insiste, tranquille et violente, il pourrait bien neiger, c'est doux, mais c'est aussi une sorte de menace.
Répond-elle à l'angoisse qui étreint la mère ? la menace de l'abandon ? la fin annoncée du couple ? Ou est-ce le sentiment douloureux de vivre démesurément, celui de l'enfant ? Soudain, le swing léger d'un saxo monte comme une volute de fumée de cigarette, la cigarette d'un gars simple, inattendu, qui entre dans un salon, attiré par il ne sait quoi, cette présence incroyable, déchirante, quelque chose qu'il devine sans même chercher à comprendre, une sorte de fraternité absolue, vibrante, suscitée par l'air rêveur que le monde présente à la fenêtre, si on regarde avec le coeur. C'est simple… et le danger semble écarté. Deux mains qui se referment ensemble sur le trésor d'un instant de paix. de fusion. Point final. La musique reste dans ta tête. Il pourrait bien neiger. Tu es ému. Tu attends un petit moment dans le silence. Tu es tout à la fois l'enfant, le couple perdu, le facteur chance qui d'un coup a surgi. Tu ne sais pas quoi penser. Et c'est tant mieux. Tu ne cherches pas à comprendre et tu n'as qu'une envie : placer de nouveau la pointe du diamant sur le premier sillon et revivre tout ça.

Quand on entre ainsi tambour battant dans un recueil, on attend beaucoup de la suite… On espère vivre des émotions aussi subtiles et intenses tout au long des pages.
Ici, très vite, cette attente est comblée, avec en bonus l'apparition d'un aspect de l'écriture qui s'impose, cet humour partout diffus, peu évident dans la première nouvelle éponyme au ton grave.
C'est un humour salvateur qui déjoue sans cesse les ruses de l'insincérité, une autodérision décapante qui ronge les illusions jusqu'aux racines. Un désherbant bio, qui débarrasse le terrain du chiendent des complaisances. Humour de lucidité, sans cynisme, qui ose la tendresse et l'amour risques compris, qui saisit bonheurs et chagrins à bras le corps.

Au total 21 textes courts irrigués par une belle énergie, dont 4 poèmes de forme libre.

On est frappé autant par la diversité des sujets que par l'unité de ton, ce côté brut de décoffrage qui est le plus souvent la marque du langage des personnages, allant de l'argot au poétique – et c'est en réalité le fruit d'un travail d'artisan, précis et soigné, sur l'authenticité de la parole, sans laquelle aucune sorte de contenu ne peut être lisible, audible, et donc reçu.
Quel que soit le fil déroulé dans ces récits on goûte pleinement la saveur de cette parole, donnée sous forme de témoignage ou de confidence. On comprend, on se marre, on devine, on ressent. Et quand le propos n'est pas limpide (et pourquoi devrait-il toujours l'être !), car l'un des personnages s'exprime dans un idiome poétique bizarre, on prend plaisir à faire l'effort de décoder. On se projette dans les univers mentaux proposés par des personnages habités, animés par des sentiments forts, des humeurs massacrantes parfois. On éclate de rire avec tels autres, on s'interroge aussi ; ici on sourit, on s'émeut ; là on chante, on écrase une larme. Parfois on reste suspendu au dernier mot, surpris de ne pas avoir encorné le chiffon rouge de la chute.

La diversité des sujets n'empêche pas de discerner une thématique de fond, qui domine dans la première nouvelle et lui donne cette puissance particulière, cette aura, ce mystère qui contamine finalement tout le recueil : le deuil – et tous ses avatars, de la perte d'un être cher à la perte d'un statut, et toutes les formes de déceptions ou d'échecs imaginables.
Alors pas étonnant que l'humour prenne le dessus dans ces nouvelles, puisque c'est l'outil humain le plus performant pour préserver la flamme et l'alimenter quand on est confronté durement à la finitude.
Je sais bien que ce faisant je tire le recueil vers une interprétation toute personnelle, mais après tout, cette polarisation c'est le danger qui guette toute publication :
« Je ne veux pas m'éteindre. » « Plus tu te protèges, moins tu vis,… » Voici, selon moi, les paroles clefs de « Il pourrait bien neiger. »
Le ciselage de formules claquantes, qui ont l'air de sortir toute crues de la bouche des personnages, c'est un travail directement en rapport avec cette stimulation de l'énergie, qui est une forme de haute lutte littéraire contre l'extinction, pratique ludique et joyeuse du rire tauromachique.
Appréciez ces passes, ces pas de côté, ces esquives élégantes du torero Chamak :

« Ernest m'avait mis en garde sur la question de la tolérance. Mon grand-père prétendait que c'était comme s'assoir sur les genoux pointus d'un vieillard. Au début, ça allait, mais à la longue, la tolérance « ça faisait mal au cul ». »

« L'espoir, on ne s'en débarrasse pas comme ça, il sème toujours en nous d'infimes particules telles des aiguilles de sapin accrochées sur un vêtement en laine. »

« le souvenir est un pilote de Formule 1. Tout juste le temps de cligner des paupières, il nous rattrape à tout berzingue et nous balance au passage sa portière en pleine gueule. »

« Écrivain ou non, on court toujours après quelque chose de perdu. Par exemple, Agnès, ma soeur de seize ans, c'est après sa virginité qu'elle court, mon père après sa jeunesse et ma mère, le plus souvent, après ses couvercles de Tupperware. »

Parmi ces nouvelles et textes poétiques brefs, j'ai bien sûr mes préférés :
« Il pourrait bien neiger », écriture subtile et profonde sur l'échec d'un couple, confronté à l'autisme de leur enfant.
« Personne d'autre », écriture délicate et tendre sur la perte d'un compagnon à quatre pattes qui endeuille une famille.
« Comme un Paris-Brest », récit où se combinent génialement dérision et comique de situation, à travers le témoignage du dernier patient d'un proctologue suicidé.
« Générique », maîtrise de la construction d'un récit sensible, coulé dans le moule d'un scénario emblématique du cinéma choral de Sautet, pour exprimer de façon impressionniste l'extinction douloureuse d'un vieil amour.
« le grand bain », poème où s'exprime de façon bouleversante l'amour pour un enfant accidenté demandeur du grand saut libérateur.
« Hulk », où se manifeste la virtuosité de l'auteur dans l'emploi de la langue argotique et familière, associée à une construction parfaite, pour décrire l'aveuglement d'un amoureux pathologique et violent.
« Je suis », poésie où culmine le pouvoir des mots pour évoquer la trame complète d'une vie, du collège au cimetière.

Mais je ne peux pas m'arrêter là sans signaler à quel point Sévices clients est hilarant, combien dans Archie Cool l'auteur fait preuve d'un immense talent de portraitiste et de maîtrise du comique à mèche longue, non plus sans noter un dispositif amusant et touchant, inscrit en filigrane dans le recueil, qui commence avec À l'Embuscade et se termine avec Une belle histoire, formant deux parenthèses, l'une au début l'autre en fin de recueil, et entre lesquelles court le furet de la rencontre idéale, celle qui peut tout illuminer ou faire vraiment très mal, et qui passe par La lose comme pour conjurer le sort :

« Nos bouches collées façon ventouse
A l'Embuscade
A l'Embuscade
Déjà trois ans avec Juliette
Et quand on était sous la couette
J'ai demandé : « Est-ce qu'on s'épouse ? »

Elle a souri… …fin de la lose (?) »
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