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Critique de Ecarlate


L'auteur, agrégé de philosophie et chercheur à l'Institut Marx Planck à Berlin, s'intéresse à ce phénomène particulier, dit cynégétique : l'homme qui chasse l'homme.

En commençant aux origines bibliques (avec Nemrod, roi de Babel et grand chasseur d'homme), il brosse un tableau des différentes chasses à l'homme, leurs réels mobiles (oui, mobile comme dans un crime), jusqu'au 21e siècle. Faisons simple, répertorions les différents type de chasse : chasses aux esclaves (dans l'Antiquité), chasse aux hommes-loups (quand un homme est banni de sa communauté), chasse d'acquisition (aller capturer des esclaves), chasse d'exclusion (chasser un homme de la communauté), chasse de domination (rappeler aux dominés qui est le dominant), chasse d'éradication (éliminer la proie). Tous ces éléments se recoupent, et selon lui ils ont tous joué dans les chasses aux Indiens en Amérique.
La chasse est une question de pouvoir, le dominant chasse le dominé, souvent en utilisant un intermédiaire, comme le chien, évidemment, ou des dominés élevés au grade de valet de chasse (métis chassant des Africains, des Indiens).

Historiquement, la Bible distingue la souveraineté cynégétique (Nemrod, roi chasseur capture des hommes dans un espace pour les enfermer dans Babel et les obliger à construire la cité, leur prison) de la souveraineté pastorale (Abraham le berger soigne les siens, protège son troupeau).
Du coup, le christianisme, pour se débarrasser de l'hérétique, de celui qui menace de contaminer le troupeau, pratique la chasse d'exclusion en excommuniant l'indésirable.
Or, cette chasse ne concerne pas seulement la proie, mais comme dans beaucoup de cas, interdit est fait à la communauté d'aider la proie. Notons que le bannissement, la condamnation par contumace, ce genre de choses, révèlent une faiblesse du pouvoir, incapable de capture le « criminel », et déléguant finalement à tout le monde le pouvoir de la violence légitime. L'auteur le précise, le développement de la police étatique au 19e siècle puis au 20e va rendre le bannissement de moins en moins courant, le supprimer : nul ne s'échappe d'un monde fini.

Il évoque très bien comment la chasse aux Africains, pour alimenter le commerce d'esclave, est d'abord une initiative européenne (Portugaise pour être précis), au service du commerce européen, et que très vite va s'instituer un système pervers où les Africains, pour le profit, vont entretenir eux-mêmes la chasse.
Le développement du capitalisme engendre ce type de comportement, et tout est fait pour dénier aux Nègres, puisque c'est le mot, toute humanité, ou d'une moins toute égalité avec les autres hommes, entretenant le paradoxe de préciser qu'ils ont mérité leur sort puisqu'ils s'exploitent eux-mêmes, mais en même temps on les déteste et les massacre quand ils se révoltent ou s'enfuient.
Paradoxe, relevé depuis le début de la chasse à l'homme et de la volonté de la justifier : la proie, que l'on méprise et rabaisse le plus possible, que l'on estime être proie par nature pour pouvoir la chasser en toute légitimité, cette proie se refuse souvent à être considérée comme tel, un comble n'est-ce pas ?
En plus, comme tout bon chasseur doit penser comme sa proie, on préfère recourir à des dominés pour chasser leurs frères, car c'est bien connu, un Nègre pense comme un Nègre, comme cela on ne s'abaisse pas au niveau de la proie.
Le problème, c'est qu'une proie résistant activement, si elle veut vivre, raisonne comme un chasseur et devient dangereuse. En somme, plus les esclavagistes clament qu'il faut avoir des esclaves car il est dans la nature des Indiens et des Nègres d'être esclaves, plus, inversement, ils s'arment pour prévenir la révolte d'être censés être incapables de vivre libre. D'ailleurs, toute révolte d'esclave, même d'ampleur, est symboliquement traitée comme une chasse, car l'envisager comme une guerre, serait reconnaître un statut d'ennemi, et non de proie, aux révoltés.

Quittant le cas spécifique de l'esclavage, l'auteur développe la chasse aux pauvres qui va naître au seizième siècle puis s'intensifier, au fur et à mesure que le statut du pauvre, figure du Christ, régresse, et que l'on préfère les enfermer pour leur donner du travail obligatoire. C'est bien connu, le riche à l'oisiveté productive, le pauvre à l'oisiveté malsaine.
Pour l'auteur, l'enfermement dans les Hôpitaux, c'est le terme, va permettre la naissance du salariat : une masse de travailleurs, corvéables, vulnérables.

Cette chasse, plus institutionnelle, est différente de la meute et du lynchage : si le lynchage semble spontané, l'analyse des émeutes et des lynchages montre toujours un fort contexte social (sudiste américains élevés dans la haine et la peur des anciens esclaves, ouvrier nationaux méfiants face aux ouvriers étrangers, peuple contre les Juifs).
Généralement, le pouvoir en place laisse faire, car c'est un dérivatif à la contestation sociale : le Juif prélève l'argent au profit de l'état, l'ouvrier étranger fait baisser le coût du travail, il est plus facile de faire un pogrom en Russie tsariste que d'attaquer l'état, le Noir doit être « remis à sa place », etc.

Nos sociétés modernes développent avec entrain la chasse à l'homme illégal : sans papier, sans patrie, cet homme a beau se tenir devant vous, il n'existe pas. La proie est déshumanisée, c'est un animal, et déclassé sur « la chaîne alimentaire », vit dans la peur d'être « dévorée » par un autre homme : dénoncée, traquée, arrêtée.
Avec la fiction administrative, dans une même ville cohabite des hommes légaux et des hommes illégaux, comme du temps des chasses d'exclusion, tout leur devient impossible (compte en banque, location, etc.). Étant illégaux, c'est la caution morale de la société, ils ont pourtant un intérêt économique dont les dominants légaux tirent profit : on les exploite. Comme du temps de l'excommunication, il est interdit à la communauté d'aider ces hommes là.
Et là où les anciennes sociétés apposaient des marques sur le corps pour distinguer la proie, avec les nouvelles technologies, tout notre corps est notre marque (empreinte digitale, ADN).

Les chasses à l'homme, c'est d'abord l'histoire du pouvoir, des dominants et des dominés, et au lieu de retourner le rapport de prédation entre les hommes (où le chassé devient le chasseur), il faudrait l'abolir. Tout comme on a aboli l'esclavage, avec tout le mal que l'on sait et sa perpétuation sous d'autres formes. C'est d'abord une lutte politique, que des intérêts économiques s'efforcent d'empêcher au nom de leurs profits.
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