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Critique de Eric75


Gabriel Chardin, éminent spécialiste de l'antimatière, n'hésite pas à défendre des thèses iconoclastes qu'il annonce lui-même comme des scénarios alternatifs aux idées traditionnelles de la « communauté scientifique » et qui s'opposent notamment aux principes fondateurs de l'indétrônable « modèle standard ».

Il faut sans doute une certaine dose de courage pour défendre une position à contre-courant, mais il faut surtout disposer d'une série de solides arguments pour être crédible. On peut dire que Gabriel Chardin réussit ici son pari, tant ses arguments sont convaincants. Mais si le premier pari est de convaincre, un second pari, plus risqué, est en jeu, et sera exposé à la fin de ce billet.

Gabriel Chardin est directeur de recherche au CNRS, initiateur du programme Edelweiss (acronyme de « Expérience pour Détecter Les WIMPs En Site Souterrain »), il connait donc dans les grandes profondeurs le côté obscur de la matière noire qu'il tente d'éclairer depuis des années (oui, bon…). Il a également déjà publié plusieurs ouvrages sur l'antimatière et les facultés physiques qu'ont ces étranges particules de voyager dans le temps. Il défend en particulier l'idée de l'existence d'une masse négative, de quoi faire pousser des cris d'orfraie à cette fameuse communauté scientifique à laquelle il appartient, et mettre à mal une partie du modèle standard (ou du moins, de montrer la nécessité de lui faire subir une évolution radicale). Mais tout cela, suggère l'auteur, est de bonne guerre dans toute démarche scientifique, il faut savoir remettre en cause, infirmer ou valider des théories nouvelles dès lors que les vérifications expérimentales sont possibles.

Le présent essai semble être l'aboutissement de ses recherches personnelles, qu'il mène avec son étudiant Aurélien Benoit-Lévy depuis 2006. En gros, le modèle d'Univers défendu par cette équipe, appelé Univers de Dirac-Milne, prend en compte l'antimatière qui avait mystérieusement disparu (sans vraiment d'explication) depuis les tout premiers instants du Big-bang. Gros avantage de cette théorie : elle semble s'accorder aux mesures existantes avec au moins autant de précision que le modèle standard de la cosmologie, dit « Lambda-CDM » ou ΛCDM. Énorme avantage de cette théorie : elle économise les notions de matière noire et d'énergie noire, que d'aucuns qualifient aujourd'hui d'« Éther du XXIe siècle » (autrement dit, un leurre dû à l'incomplétude ou l'inexactitude de nos théories actuelles, qu'il convient de révolutionner, comme la relativité avait pu le faire en son temps en mettant fin aux dogmes de la physique newtonienne). Prix à payer : il faut admettre l'existence d'une antigravité ou d'une masse négative. Mais les verrous dogmatiques, voire psychologiques, nous dit Chardin, avaient de toute façon déjà sauté en d'autres circonstances.

Chardin se réfère abondamment à ses nombreux collègues scientifiques et vulgarisateurs dès lors qu'ils sont susceptibles d'apporter un peu d'eau à son moulin (Thorne, Penrose, Hawking, Rovelli, Smolin, Susskind… pour citer les plus connus). Quand Hawking annonce : « des infinis apparaissent, rendant la théorie [d'action à distance de Hoyle et Narlikar] inutilisable, sauf si l'univers comporte des masses négatives », ceci est bien entendu éminemment récupérable. L'auteur n'hésite pas également à s'appuyer sur des illustrations « grand public », comme les (assez nombreuses) références au film Interstellar de Christopher Nolan, et autre Contact de Carl Sagan, des parrainages bon marché dans le genre « vu à la télé ».

De manière assez habile, Gabriel Chardin rappelle ou fait le bilan de tous les sujets scientifiques à la mode ces dernières années : matière noire, énergie sombre, trous noirs, trous de vers, mais aussi boson de Higgs (LHC, 2012), grandes structures, ondes gravitationnelles (vague GW170814 détectée par les expériences LIGO et Virgo en 2017), p-branes et dimensions enroulées de la théorie des cordes, théorie M, et principe de Mach (moins à la mode, mais tout aussi passionnant). A chaque fois, avec la ruse du Petit Poucet, il sème ses petits cailloux du doute, qu'il récupèrera dans son dernier chapitre comme autant d'arguments massues en faveur de sa théorie.

Pour autant, rien n'est joué d'avance. Avec lucidité et courage, l'auteur signale les expériences, encore à venir, dont les résultats seront les juges de paix tranchant en faveur ou non de sa théorie. En 2020 au plus tard, peut-être même dès 2018, nous annonce-t-il, trois expériences en cours au CERN (AEgIS, Gbar et ALPHA-g) mesureront le comportement de l'antihydrogène dans un champ gravitationnel.

Cette annonce, enthousiaste, honnête et risquée, est emblématique de la recherche scientifique. Elle me rappelle dans un autre contexte également lié à la cosmologie l'annonce de Jean-Pierre Luminet dans son ouvrage L'Univers chiffonné publié en 2005 (cf. ma critique). Pour des raisons esthétiques, Luminet avait parié sur une valeur du paramètre de densité de l'Univers Oméga = 1,013 et annoncé : « une valeur inférieure à 1,01 éliminerait l'espace sphérique dodécaédrique de Poincaré comme modèle physique ». La densité maximale de l'Univers mesurée par le satellite Planck en 2013 est Oméga-max = 1,0029. Pari perdu pour Jean-Pierre Luminet. Comme ce dernier, Gabriel Chardin est sensible à la « beauté mathématique » de sa théorie (page 374). Espérons que Chardin aura plus de chance. Sa théorie, qui vise une certaine élégance alliant économie et efficacité, est en effet très séduisante. L'insoutenable gravité de l'Univers va de pair avec l'insoutenable suspense de la recherche scientifique.

Signalons pour finir un epsilonesque problème dû à l'éditeur. Je me suis souvent heurté à quelques coquilles ou erreurs montrant des lacunes dans la relecture de cette première édition. Par exemple : confusion entre g et γ (gamma) dans les formules pages 61 et 62 ou la « photo » (quelle photo ?) page 197. Ces petites erreurs seront à coup sûr réparées dans les prochaines éditions.

Dans l'ensemble, la lecture de cet ouvrage très riche, mais qui sera sans doute jugée un peu ardue par les lecteurs trop peu aguerris aux concepts exposés, a été assez agréable, les fins de chapitre sont ponctuées de deux compléments de bon aloi intitulés « ce qu'il faut retenir » et « pour en savoir un peu plus ». Cet ouvrage surprenant et digne d'intérêt est surtout à conseiller aux « honnêtes hommes » du XXIe siècle, intéressés par la cosmologie et les recherches scientifiques en cours.
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