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Critique de Arthemyce


Dans ce cours essai d'une soixantaine de pages, Pierre CLASTRES propose un regard sur le traitement de la violence, et surtout sa forme la plus totale : la guerre, dans l'ethnographie contemporaine relevant des sociétés primitives.

La violence, rarement évoquée si ce n'est pour en montrer à quel point les sociétés primitives tendent à l'éviter, est de fait rarement explorée ethnologiquement. Cette exclusion du champ d'étude ne permet pas de penser la guerre comme composante inhérente à toute organisation sociale, et se faisant, occulte un pan non négligeable de la vie des sociétés primitives et questionne épistémologiquement l'anthropologie dans sa faculté à rendre compte de la réalité historique.

En pointant les préconceptions occidentales héritées des premiers grecques sur la notion de ce qui fait société, Pierre CLASTRES montre que les premiers explorateurs, confrontés à de nouvelles formes d'organisations sociales, ne disposaient pas du recul indispensable à l'appréhension de ces cultures. Pour l'Homme occidental « il n'est de Société que sous le signe de la division entre maîtres et sujets » or, les pionniers occidentaux découvrirent des « gens sans foi, ni loi, ni roi » faisant émerger ainsi l'idée d'une distinction entre états de Nature et de Culture. Dans une sorte de complexe de supériorité, ceux-ci conclurent simplement que ces « Sauvages » n'avait pas encore accéder à l'état de Culture ; l'état de Nature devenant alors une étape antérieure à dépasser car, selon Hobbes (et ses contemporains) « une société sans État n'est pas Société ».

La nature belliqueuse des sociétés primitives n'est pourtant pas ignorée des explorateurs de l'époque et des anthropologues. Mais à mesure que lesdits peuples étaient « découverts » et colonisés par les nouveaux arrivants aux moeurs occidentales, la violence inhérente aux sociétés primitives fut rapidement dissoute au profit de l'ingérence. De ce fait, « si l'Ethnologie ne parle pas de guerres, c'est parce qu'il n'y a pas lieu d'en parler, c'est parce que les sociétés primitives, lorsqu'elles deviennent objet d'étude, sont déjà engagées sur la voie de la dislocation ». On peut aisément comprendre que la guerre ayant disparu par le pacifisme forcé, on n'en trouve plus mention dans l'Ethnographie contemporaine.

Plusieurs thèses ont toutefois cherché à expliquer l'origine de la violence malgré un prisme ayant tendance à « exclure la guerre du champ des relations sociales primitives ». Pierre CLASTRES répertorie trois discours qu'il s'emploie à analyser.
Le discours Naturaliste, qu'il met en lumière par le biais du travail Leroi-Gourhan, tend à justifier la violence en la raccrochant biologiquement a l'espèce dans la nécessité de subvenir à ses besoins. Leroi-Gourhan rapproche chasse et agression pour l'acquisition de nourriture. Cette réduction de la guerre à la chasse omet toutefois le critère d'agressivité et occulte les motivations différentes de ces deux activités, tombant dans le piège (car contredit par l'ethnographie) de la « biologisation » empêchant de penser la guerre comme composante sociale.
Le discours Économiste tend à contextualiser les sociétés dans une Économie de subsistance en utilisant les outils de l'Anthropologie Marxiste d'alors. La rareté des biens naturels conduirait inexorablement à l'apparition de conflits pour l'accaparement de ressources. Si M. Davie constate dans l'ethnographie la quasi-unviveralité de la guerre dans les sociétés primitives (à l'exclusion des Eskimo, soumis à des conditions qui ne leur permettent pas), il succombe un peu facilement aux conclusions appelées par les conceptions de son époque. Citant les travaux de Sahlins et Lizot, Clastres montre au contraire que la situation de concurrence dans une Économie de subsistance est contredite aussi bien dans les témoignages des premiers explorateurs que par l'anthropologie actuelle. Au contraire, les organisations primitives sont considérées comme « premières sociétés d'abondance » dans lesquelles la guerre pour les ressources n'aurait aucun sens.
Le discours échangiste est quant a lui analysé sous le prisme des travaux de Levi-Strauss. La violence y est expliquée comme ultime conséquence de l'échec de l'échange entre communautés. Pour cet illustre penseur, « les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues ». Si cette fois la guerre n'est pas exclue du champ social/politique, le point de vue de Levi-Strauss s'oppose à l'idéal autarcique entretenu par les sociétés primitives apparaissant en filigrane dans les travaux de Sahlins. La société primitive, d'abondance, étant à même de subvenir à ses besoins, ce ne sont donc pas ceux-ci qui poussent aux échanges entre les communautés.
Selon Clastres, « la société primitive, en son être, refuse le risque, immanent au commerce, d'aliéner son autonomie, de perdre sa liberté ».

Pour Hobbes, la société primitive s'articulait autour de la guerre du tous contre tous, pour Levi-Strauss c'est à l'inverse l'échange de tous avec tous.

En revenant à la structure des sociétés primitives, Clastres dépasse ces dichotomies et montre que l'organisation tend à favoriser l'unité du groupe par l'absence de division hiérarchique. A l'intérieur d'une société, l'échange domine avec un fort souci d'égalité, favorisant la cohésion. En opposition, tout autre groupe sera avant tout vu comme étranger, Autre, et dans sa volonté d'autarcie et de liberté, l'échange n'apparaît que sous la nécessité.
Le morcellement des territoires résulte, selon l'auteur, des guerres qui en sont la cause et vise explicitement ce but. L'exclusivité de l'usage d'un territoire déterminé appartenant à un groupe tend vers un mouvement d'exclusion de l'Autre afin de préserver l'espace dans lequel la communauté locale est à la fois « totalité et unité », garante d'elle-même, sans ingérence d'aucune sorte.
Clastres justifie la nécessité de l'échange à la nécessité de la guerre et non l'inverse dans l'ordre de causalité. C'est pour faire la guerre qu'on a besoin d'alliés et c'est ainsi que les alliances se font et se défont au rythme des événements. L'échange de femme entre communautés, notamment, apparaît comme gage - le plus profond - d'une alliance de long terme, sans que pour autant chaque communauté impliquée ne renonce à son intégrité, chacune ayant pour but de persévérer dans son être autonome.

L'opus amène ainsi à envisager les divergences entre les sociétés primitives, montrant une inclination à la cohesion sociale égalitaire et unitaire dans le groupe et, à l'inverse, une tendance à l'exclusion et à la différenciation multiple des Autres ; en opposition à la société qui est la nôtre, unifiée dans ces morcellement culturels/territoriaux sous l'action de la division hiérarchique.

Pour Clastres, « la guerre est contre l'Etat », elle fonctionne comme une machine de dispersion empêchant l'agglomération, l'unification du multiple et, se faisant, pérennise dans les sociétés primitives l'unité du Nous communautaire dans sa cohésion égalitaire.

Cet essai est particulièrement intéressant dans les questions épistémologiques qu'il soulève vis-à-vis des Sciences Sociales et des biais d'approches inhérents au contexte socio-culturel dont sont issus les scientifiques. Si on ne croule pas sous des références exhaustives, l'ouvrage est particulièrement dense et les critiques qu'il apporte sont particulièrement pertinentes.
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