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Critique de leschroniquesdeminuit


« Chez nous, même le soleil de l'enfer nous fut dérobé. » p. 40

Je suis née en 1980, j'ai donc grandi à une époque où mes premiers souvenirs télévisés évoquaient la guerre au Liban. Dans mon esprit de petite fille française c'était un pays lointain, très chaud, dont la langue étrange me semblait aux antipodes de la mienne. Et surtout je me souviens des images de Beyrouth, anéantie par les bombardements, un amoncellement de gravats et de poussière. D'écrire ces mots me donne la chair de poule. Et naïvement, je me disais qu'il n'y avait plus personne dans ces ruines, je n'envisageais pas la présence d'une population, encore moins d'enfants au milieu des décombres de ce paysage dévasté. D'ailleurs, je me demandais pourquoi on bombardait des bâtiments vides.
Mon Dieu… Si j'avais su…

« Un conflit comme celui qui m'a vu paraître, en pleine guerre incivile, fratricide, bête, qui griffonna un des plus douloureux et des plus sanglants chapitres de l'Histoire du Liban. Mon enfance, née posthume, se désagrégea dans les éclats d'obus, sous les feux de la mitraille. » p. 22

De longues années ont passé, les événements se sont enlisés, répétés, ainsi que les drames. Je m'intéresse autant que possible à tout ce qui touche à la géo-politique et à l'Histoire, bien souvent au travers de mes lectures. Aussi, quand j'ai commencé à voir circuler le nom d'une jeune auteure originaire du Moyen-Orient, je me suis intéressée à son travail et exactement au même moment, elle m'a contactée. Léa Clément vient de publier son premier roman en auto-édition. Sur la couverture, une petite fille effrayée regarde le lecteur de ses grands yeux sombres, elle pose une unique question : Quel est le prix de la liberté?
Aujourd'hui je vous parle de son histoire qu'elle m'a racontée à travers ce texte bouleversant et intime, Une guerre sans fin.

May est née à Beyrouth, dans la voiture de sa mère, immobilisée à un check point après l'exécution sommaire de plusieurs hommes. Une naissance sous le signe de la violence, au coeur d'un pays traumatisé. Deuxième enfant de la famille, ses parents attendaient un garçon, c'est donc dans une atmosphère très tendue que la fillette débute son existence. Il y a la guerre qui fait rage d'un côté, mais ce n'est pas tout. Ce n'est pas parce que la population toute entière vit un enfer que les relations sont simplifiées dans la sphère privée. En effet, la cellule familiale survit au quotidien selon le rythme imposé par la maîtresse de maison. La mère de May est une femme superbe, qui a su par ses charmes et son esprit dompter son époux dans une société patriarcale, de même que sa fille aînée. Ils vivent sous son joug et adaptent leurs comportements selon les caprices du quotidien, un chaud et froid déstabilisant pour tous. Avec la petite May, il en est tout autrement, dès son arrivée, les deux femmes s'affrontent, la mère ulcérée ne supportant pas le caractère indépendant et révolté de celle qu'elle aurait dû appeler « fils ». La famille vole en éclat, à l'extérieur comme à l'intérieur. La foudre peut frapper plusieurs fois au même endroit…

« Sur le cadran de la porte, trônait un cadre gravé d'une belle calligraphie arabe portant la devise préférée de ma mère :
« Méfiez-vous les uns des autres ».
Elle racontait qu'elle l'avait fait faire par un des plus grands calligraphes jordaniens.
Impossible de savoir s'il s'agissait d'un acte manqué… » p. 39

Au début de cette histoire, c'est la May adulte qui raconte, ou plutôt qui fait appel de toutes ses forces à une mémoire défaillante mais dont il lui faut retrouver la trace. Raconter son histoire sera la source de son salut. Elle va reprendre la chronologie de son existence, du premier choc de sa venue au monde, aux maltraitantes vécues au sein du foyer, à l'adolescence en recherche de repères, à la quête identitaire incessante parallèle à une recherche d'amour. Ce serait presque un parcours "banal" si il ne lui avait pas fallu vivre tout ça au coeur d'un conflit armé. May retrouve petit à petit ses souvenirs, se livre sur son vécu et ses ressentis, les analyse, et rejoue certaines scènes jusqu'à en trouver un aboutissement, même dans le chaos.

« Comme celle de la vie, les cloisons de la liberté sont très ténues, facilement rompues. La vie mène irrémédiablement à la mort, mais la prison est moins irrémissible.
Perdre sa vie, c'est rendre l'âme.
Perdre sa liberté, c'est mourir vivant, puis renaitre avec une âme parfois plus vibrante. » p. 108

Ce roman a clairement deux dimensions principales. Il y a d'un côté une introspection de la narratrice qui en fait une oeuvre à caractère psychologique. On pourrait presque parler de roman initiatique à distance puisqu'après une perte de mémoire, May revit les grands événements de son histoire afin de passer un cap par l'écriture. C'est un itinéraire qu'elle parcourt en conscience afin de se dégager de fardeaux et d'accéder à une dimension d'elle plus adulte, à un certain amour de sa mère, à son identité et ses racines mises à mal par la guerre et l'exil.
La relation mère-enfant est explorée dans ce qu'elle a de plus déchirant, de plus violent, dans ses conflits et ses non-dits. Toutes les émotions, les attentes déçues, les colères du personnages de May la rendent infiniment fragile et m'ont renvoyé sans cesse à l'image d'un petit enfant en manque d'attachement, j'en ai eu le coeur brisé.

La seconde direction proposée par le roman est évidemment historique. À travers les yeux de May, j'ai vécu le conflit et ses résultantes, j'ai appris sur le fonctionnement de la société libanaise à cette période, sur la place de la femme au sein de la famille, du pays, sur l'importance ou non de la religion. Et je me suis rendue compte, à plusieurs reprises, que j'avais des idées reçues sans même en être consciente. Il est bon de réajuster.
La guerre quelle qu'elle soit engendre pour de nombreux survivants un syndrome de stress post traumatique, pouvant amener à différents symptômes dont celui d'une amnésie partielle. La psyché est parfois tellement atteinte par les chocs successifs qu'elle entre en état de sidération et provoque un oubli d'événements uniquement dans un but de protection, simplement pour arrêter de souffrir. Il y a une dizaine d'année, j'ai vu un film d'animation que je n'oublierai jamais, Valse avec Bachir. Il traite lui aussi de la guerre au Moyen-Orient et évoque l'amnésie d'un homme ayant vécu le massacre de Sabra et Chatila à Beyrouth en 1982. La mémoire lui revient petit à petit par le biais de cauchemars. C'est exactement ce qu'évoque May dès le début de son récit, et cet oubli des faits l'empêche de se reconstruire, de vivre le quotidien, même à distance des événements. Combler ce vide lui devient nécessaire pour ne plus être une survivante.

« J'avais une fracture de la mémoire… Mon cerveau était un château hanté par des spectres de souvenirs. Des ombres angoissantes erraient sans fin dans mes pensées où défilaient des visages sans noms, où se succédaient des titres sur des pages vierges… Tout avait commencé le jour où je me rendis compte que des pans entiers de mon existence avaient disparu. » p. 16

Les thèmes abordés dans ce récit sont bien tristes et pesants, c'est vrai. Mais la plume de Léa Clément est d'une douceur et d'une poésie extraordinaires, même dans la douleur. Précise, riche de métaphores, féminine à souhait, la lecture se déroule sans y penser et, même dans les moments de désespoir, son texte reste d'une fluidité déconcertante. C'est un premier roman extrêmement réussi, touchant et intimiste. La fiction quand elle trouve son socle sur des faits réels devient bouleversante de crédibilité.
Merci à Léa Clément d'avoir transmis à ses lecteurs une part de son histoire et de celle de son pays. Comme les cèdres millénaires inébranlables, je lui souhaite de tout coeur de transformer les entailles dans son écorce en de sublimes volutes qui donnent à cet arbre sacré son armure unique et forte…

« Mon peintre appuie sur le blanc, le clair, allume son tableau d'un brin de soleil. Celui-ci quitte doucement son écrin derrière les montagnes, pour éclairer graduellement mes souvenirs.
Je ne quitte pas la mer des yeux. C'est auprès d'elle, rayonnante, pimpante, que je suis venue me recueillir, en ce beau matin de printemps.
Je suis venue vivre l'aurore de ma vie face à l'aube de ce jour. » p. 210


Une guerre sans fin, Léa Clément, auto-édition, 2019, 211 pages.
Lien : https://leschroniquesdeminui..
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