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Critique de Presence


Il s'agit d'un comics paru en feuilleton de 1993 à 1997. Il est découpé en 8 chapitres. Il constitue une histoire complète, et indépendante de toute autre.

Enid Coleslaw et Rebecca Doppelmeyer sont 2 copines inséparables de 18 ans qui se racontent tout et qui effectuent des sorties ensemble. Elles vivent dans une ville américaine indéterminée, très étendue, avec une densité de population assez faible. Il doit s'agit d'une période de vacances. Elles passent le temps dans leur chambre, dans la cafétéria du coin, à se promener. Elles fréquentent des individus qu'elles débinent systématiquement, dont certains très déconcertants (un ex-prêtre catholique s'adonnant à la représentation infographique d'enfants nus et ligotés). Leur occupation majoritaire semble bien être de critiquer tout, et tout le monde. En plus de leurs remarques acerbes et cyniques sur un humoriste, la presse féminine, etc., elles communiquent sous forme de vacheries avec Josh (un jeune adulte de leur âge travaillant dans une superette), Melorra (une copine se lançant dans une carrière de comédienne). Elles croisent Norman, un vieillard attendant un bus à un arrêt par lequel la ligne ne passe plus, Bob Skeetes un astrologue.

"Ghost world" est un comics indépendant devenu culte et ayant même été adapté au cinéma (Ghost World, avec Scarlett Johanson). Il s'apparente à un court roman (80 pages) avec une forme graphique un peu bohème. Clowes n'utilise qu'une seule couleur, un bleu vert de faible intensité, sans être délavé. Chaque page baigne dans une ambiance crépusculaire, sans être vraiment glauque. La mise en page est assez dense puisque Clowes dessine de 6 à 10 cases par page. Dès les premières pages, il s'avère être un metteur en scène intelligent et compétent. Il réfléchit à chaque séquence de manière à rendre les dialogues vivants et à ce que les dessins servent à amener des informations complémentaires sur le plan visuel. Il utilise à la fois la variété des angles de prises de vue, mais aussi la profondeur de champ pour faire exister la ville, ou pour décrire l'intérieur des pièces d'appartement. Il travaille également sur les tenues vestimentaires très ordinaires (sauf peut-être les couvre-chefs d'Enid), et les coupes de cheveux (en particulier l'évolution de celle d'Enid). le style graphique utilisé relève d'un parti pris étudié : Clowes se situe entre un parti pris très réaliste, et une épuration des traits pour assurer une meilleure lisibilité des cases. Il ne cherche en aucun cas à en mettre plein la vue au lecteur, mais ce dernier a l'impression de se promener vraiment dans cette banlieue dépourvue de personnalité, de voir toutes ces personnes, chacune particulière avec leur forme de visage, leur tenue vestimentaire. Il n'est pas possible de rester indifférent à l'apparente banalité de chacun, ou au physique ingrat de quelques uns.

Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur peut prendre plaisir aux vacheries débitées par ces 2 demoiselles. Mais il est vrai que leur vie respire l'ennui et la sourde angoisse du lendemain, l'entrée dans la vie active après le lycée. Elles ne semblent avoir aucun souci financier, aucun projet d'avenir, une culture contestataire superficielle, et toujours ce dénigrement lapidaire systématique à la bouche. Malgré la personnalité affirmée des individus qu'elles côtoient, il s'installe peu à peu un sentiment de vacuité terrible devant ces existences inutiles, tout juste taraudées par l'inquiétude hormonale de la sexualité. Elles vivent en vase clos, se confortant l'une l'autre de leurs certitudes et de leur dédain pour le reste de la race humaine (avec une exception passagère pour David Clowes, le double fictif de l'auteur durant 2 pages).

Cet enlisement dans un cynisme de façade et une position morale supérieure finit par lasser et le lecteur se désintéresse petit à petit. Toutefois cet immobilisme n'est qu'apparent et petit à petit la relation entre ces 2 jeunes femmes va évoluer insensiblement. À partir de la moitié de l'histoire, la dynamique de la relation entre Enid et Rebecca commencent à subir doucement les contraintes du réel. Daniel Clowes s'intéresse plus à Enid Coleslaw (dont le nom forme une anagramme de celui de l'auteur) et à son besoin de trouver une autre posture existentielle dans la vie. Cette jeune femme très critique perçoit l'obligation de changement, mais refuse de renoncer à son besoin d'absolu. Elle est le jouet de son système de valeurs qui la conduit dans une impasse, tout en refusant de renoncer à ses idéaux, et en étant dans l'impossibilité physiologique de lutter contre ses flux hormonaux. Sa provocation ne suffit plus à faire face à la réalité.

À partir de là, le positionnement d'Enid n'est plus seulement celui d'une jeune femme au seuil de la vie adulte. Clowes en fait lentement mais sûrement une personne à part entière qui se retrouve devant sa solitude, l'incommunicabilité, les valeurs qu'elle s'est choisies et forgées, et l'obligation de devoir vivre dans le monde qui l'entoure, alors que ses proches poursuivent eux aussi leur propre cheminement dans la vie. le dénouement du récit provoque une incroyable sensation d'achèvement, presque morbide malgré le renouveau qu'il annonce.

Cette histoire en 8 chapitres propose de suivre de jeunes femmes très critiques, peu constructives, dans une période de leur vie charnière, sans être remarquable ou spectaculaire. Autant il est difficile de ne pas ressentir l'ennui profond qui est le leur, autant la position inconfortable d'Enid renvoie chaque individu, quel que soit son âge, à ses propres choix dans la vie, à ces convictions, à sa solitude, d'une manière aussi douce qu'impitoyable, dans une narration très poignante.
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