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Critique de Antyryia



J'ai eu la chance de grandir entouré par les livres.
Ceux de la bibliothèque municipale, ceux de mon père qui s'est constitué progressivement sa propre collection. Et finalement, les miens qui ont d'abord pris la place d'une étagère, d'une seconde, d'un meuble entier et qui tapissent désormais chaque mur de mon appartement.
Mais pour David et Diana Sears, cotoyer dès leur plus jeune âge la littérature inculquée par le Vieux, leur géniteur, consistait non seulement à lire du matin au soir mais également à apprendre par coeur des citations, voire des paragraphes entiers de livres classiques pour ne pas avoir à subir les foudres de sa colère.
"Toujours en train de lire, de réciter pour le Vieux, d'essayer de le calmer."
"Quand il est mort, j'ai eu le sentiment qu'une force noire et carnassière venait enfin d'être terrassée."

Ceux qui me lisent depuis longtemps le savent déjà. Voilà bientôt quatre ans que mon père, l'homme qui m'a donné le goût de la lecture entre autre héritage, est mort sans avoir eu le temps de terminer Au lieu-dit Noir-Etang, l'un des chefs d'oeuvre de Thomas H. Cook. Qui en l'espace de quelques livres était devenu un de ses auteurs de prédilection.
Alors j'ai pris la relève, découvrant à mon tour progressivement la bibliographie de l'Américain, très dense, et qui en novembre devrait encore s'étoffer d'un titre inédit supplémentaire : La fureur de la rue. J'ai découvert alors ce qu'était la littérature noire.
Je les lis progressivement, autant par affinités personnelles que pour rendre une sorte d'hommage posthume à l'homme qui m'a élevé, et me souvenir, maintenir une sorte de lien par delà l'ultime séparation.
Un contact grandement facilité par l'auteur d'ailleurs puisque les liens familiaux sont un des thèmes majeurs de ses oeuvres.
Les liens du sang ( le titre original, the cloud of unknowing, aurait pu se traduire par "Un nuage d'ignorance" ) ne fait pas exception à la règle avec ces deux enfants qui grandissent sous le joug littéraire d'un père schizophrène, interné à deux reprises. Et qui laissera des traces indélébiles de sa terrible éducation sur les adultes que David et Diana sont devenus dans le livre.
Diana qui a d'ailleurs perdu son petit garçon Jason, noyé, et qui pour se rapprocher de son fils écoutera en boucle l'album de Kinsetta Tabu, les dernières chansons écoutées par son enfant.
Une démarche pas si éloignée de la mienne, quand on y réfléchit.

Les liens du sang suit à la lettre la trame dramatique chère à Thomas H. Cook.
A peine le livre entamé, le lecteur sait que l'issue de l'histoire sera tragique. Mortelle.
"Une tombe. Puis deux. Puis trois. Quatre ?"
David Sears est interrogé par l'inspecteur Petrie. Est-il accusé d'un crime ? Soupçonné ? On ne le sait pas exactement.
Mais c'est l'ensemble de son témoignage qui nous est rapporté ici et qui compose le roman, entrecoupé entre chaque chapitre par un retour au présent et à cette salle d'interrogatoire.
Une histoire qui trouve ses origines dans l'éducation qu'ont reçue Diana et David, pour lequel les derniers mots de son père auront été "Tu es de la poussière pour moi."
Une histoire qui aurait pu s'arrêter là. Le frère et la soeur ont tous les deux réussi à se construire une vie de famille, mais Diana a perdu son fils.
Noyé dans un étang sur leur propre terrain alors que son époux Mark était exceptionnellement resté chez eux ce jour-là.
Un mari qui est un grand biologiste, un généticien brillant dont les recherches portent sur l'eugénisme.
La création de l'homme parfait.
Et dont le fils était mentalement différent. "Autisme, syndrôme d'Asperger,et, pour finir, schizophrénie." Tels étaient les possibilités de maladies de ce gamin incapable de communiquer.
Mais au grand désespoir de Diana, désormais divorcée, le tribunal conclue après enquête à un simple accident domestique.
Et c'est là que la plongée dans les abysses peut commencer.

La folie a-t-elle sauté une génération ?
Rien n'est moins sûr puisque Diana commence à se lancer dans une quête pour le moins étrange et inquiétante, en s'intéressant aux plus vieux crimes de l'humanité ( l'homme de Cheddar, la fille d'Yde, la fille de Windeby : Tous ces personnages ancestraux ont réellement existé et sont morts exécutés ou assassinés ) ou aux voix de notre planète vivante : Gaïa.
"C'est là que j'ai commencé à me dire qu'elle avait un problème mental."
Parce que pour couronner le tout, Diane la chasseresse a entraîné dans sa quête aux références mythologiques et préhistoriques la propre fille de David, qui semble la suivre aveuglément dans ses délires et ses envies de vengeances.

Le roman de Thomas H. Cook avance donc très progressivement vers une conclusion dramatique, emmenant avec lui son lecteur jusqu'aux confins de la folie.
"Néanmoins, tu sais qu'il n'y a d'autre choix que de se laisser entraîner dans la chute, jusqu'au fond du gouffre."
Et c'est un art que manie à merveille l'auteur des leçons du mal.
A chaque retour au présent, il utilise la seconde personne du singulier pour nous mettre dans la peau de David Sears, en nous faisant ressentir toute la gravité de la situation. Chaque fait en apparence anecdotique emmène pourtant inéluctablement vers cette issue qu'on sait fatale.
"Ce que tu dis ensuite est un drap que tu retires pour exposer une plaie encore sanguinolante."
Et comme il est ici question principalement de la noyade d'un enfant, de ses causes volontaires ou accidentelles, et de toutes les conséquences notamment sur le psychisme d'une mère déjà fragilisée, l'écrivain va beaucoup user du début à la fin de métaphores liées à l'eau sale, communiquant au lecteur cette sensation de se débattre, de suffoquer, de ne plus pouvoir retrouver son souffle, donnant cette sensation de perdre pied et d'avoir les poumons qui se remplissent d'eau peu à peu.
"Tu ne sais plus vraiment comment ces deux ruisseaux bourbeux ont fini par confluer."
"Tu es devenu un fleuve d'angoisse, dont les eaux encore agitées charrient des cadavres."
"Car les choses les plus sombres demeurent pour nous comme une tempête au large : on ne sait rien de sa véritable violence tant qu'elle n'a pas touché nos rivages."
Il est également question des cinq fleuves qui séparent le monde des enfers. Moi qui pensais qu'il n'y avait que le Styx, ma culture mythologique s'est accrue en apprenant qu'il existait également l'Achéron, le Cocyte, le Phlégéton et le Léthé. Qui sont respectivement les fleuves de la haine, du malheur, des lamentations, du feu et de l'oubli.
Autant de courants putrides qui séparaient la vie tranquille de David Sears, petit avocat de province, du déferlement venu s'abattre sur sa famille et lui-même.

Mais en guise de noyade si minutieusement préparée, je me serais attendu à bien pire encore.
Avec une telle montée de l'angoisse, cette impression progressive de toucher le fond sans plus pouvoir respirer, le lecteur est en droit de s'attendre à une catastrophe inimaginable, à un enchaînement d'évènements menant droit vers un final aussi inattendu que dévastateur. Et j'exagère à peine si je parle de pétard mouillé. Le grand feu d'artifice suggéré, presque promis, m'a à peine fait l'effet d'un fade spectacle de sons et lumières. Ou peut-être que je deviens trop exigeant en matière de final tragique ? En tout cas je n'ai pas été accablé par la même tristesse qui m'avait submergé au terme des feuilles mortes. Disons que malgré quelques révélations inattendues, la grande explosion finale demeure assez convenue, et sans grande surprise.

Pour autant, les liens du sang demeure une oeuvre riche, sensible, qui évoque comme souvent dans la bibliographie cookienne la complexité et l'ambiguïté des relations familiales : L'amour et la haine susceptibles de relier les membres mais aussi la complicité, l'instinct de protection, la difficulté du deuil, la connivance ou encore la méfiance : Autant de fils fragiles composant une toile d'araignée piégeuse. Et plus encore, c'est de l'hérédité de la folie dont il sera beaucoup question ici. Si elle se transmet, est-ce par les gênes ou par l'éducation ? le vieux père qui ne supportait pas la médiocrité, qui ne tolérait rien ni personne à l'unique exception de sa fille, souffre du même diagnostic médical que son petit-fils qui incarnait pourtant quant à lui l'innocence. La maladie a-t-elle sauté une génération, ou la folie latente de Diana a-t-elle été activée à la mort de son enfant ? Par ailleurs, est-elle aussi schizophrène que ce que ses actes laissent à penser ?
Plus encore, c'est sur la notion de normalité que s'interroge l'auteur. On sent que les mots "fous" ou "anormaux" effleurent à plusieurs reprises les lèvres du narrateur lors de son interrogatoire, avant qu'il ne se reprenne. Que ces étiquettes n'ont rien de naturel lorsqu'on évoque des êtres chers.
"Donc vous avez considéré cette façon de parler comme une forme de régression ?"
Dans un monde où chacun a sa propre originalité, ses propres difficultés sociales et mentales, la frontière peut être bien mince entre ceux qui sont normaux et ceux qui ne le sont pas.
Dans le même ordre d'idée, les recherches de Mark sur la création d'un Ubermensch ( surhumain ) ne font elles pas de ce scientifique intelligent le plus fou de tous ? Où serait la perfection dans un monde où chacun serait la copie conforme de l'autre ?

D'un point de vue culturel, le livre de Cook est également très riche. Les références littéraires, aussi bien françaises qu'américaines, abondent dans la bouche de Diane et de son frère qui ont du apprendre des années durant des passages entiers de romans classiques pour ne pas avoir à subir le courroux paternel. Et ces extraits ressortent très ( trop ? ) souvent pour illustrer les propos de l'un ou l'autre protagoniste, comme une seconde peau pour s'exprimer.
A cela s'ajoutent des références mythologiques, historiques et archéologiques, aussi intéressantes que réelles, qui montrent à la fois toute l'érudition de l'auteur américain et qui font douter par l'étrangeté de leur nature de la santé mentale de Diana.

Ce roman laisse une fois terminé quelques interrogations derrière lui, comme un goût d'inachevé, pour de nombreux lecteurs. Moi-même, une partie des recherches de Diana me laisse encore perplexe et me donne la sensation de ne pas avoir compris le livre dans son intégralité.
Par contre, si toutes les réponses ne sont effectivement pas indiquées noir sur blanc dans un épilogue qui expliquerait tout ce qui s'est réellement passé, la quasi totalité de nos interrogations pourront trouver des solutions, suggérées à un moment ou à un autre, ou laissant simplement le champ libre à notre imagination ou à nos capacités logiques de déduction.

Les liens du sang est donc une nouvelle fois un roman à la construction habile, à l'écriture travaillée, à la tension palpable, et à la narration parfaitement maîtrisée annonçant d'emblée qu'une ou plusieurs tragédies se sont produites.
Alors il est vrai que l'identification aux personnages instables est moins aisée cette fois, qu'il ne faut pas exiger que toutes les réponses nous soient livrées sur un plateau d'argent, et que le drame vers lequel le lecteur est entraîné est moins impactant que ce à quoi on pouvait s'attendre ( même s'il fait quand même son petit effet ).
Mais le roman laissera tout de même derrière lui quelques traces, tant par son histoire que par ses références et par cette sensation inédite en tant que lecteur de perdre pied et de m'asphyxier dans les eaux boueuses et inertes d'un étang.
Noir, de préférence.

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