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Critique de HordeDuContrevent


« Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage ».

Je viens de me recevoir une claque…Comme si l'auteure, Stéphanie Coste, m'avait prise par le cou et avait tenté de me mettre la tête dans ce sable, bien profond, pour que je comprenne et surtout que je puisse garder longtemps des images terribles en tête. Oui, « le passeur » fait partie de ce genre de livre qui crie, qui narre sans fioriture l'innommable, cet innommable à deux heures d'avion de nos petites vies occidentales confortables. Je ressors marquée, bouleversée, avec la nausée aussi tant le récit est brut.

Nous suivons Seyoum, très abimé par l'alcool et le khat, passeur connu de migrants sur la côte libyenne vers Lampedusa, un passeur puissant dont la réputation s'est construite en dix ans de boulot et de trahisons diverses. Un homme blasé, brutal, drogué, qui s'enrichit sur le dos de la misère la plus totale, sans état d'âme ni aucune espèce d'empathie. Or l'arrivée d'un convoi de réfugiés en provenance d'Erythrée va complètement le déstabiliser et faire remonter les fantômes du passé.
Les chapitres alternent le récit en 2015 de cette dernière traversée et le passé de Seyoum dans les années 90/2000. Nous comprenons peu à peu, avec effroi, comment cet Erythréen a perdu toute humanité et est devenu ce passeur violent, sans foi ni loi. Les deux périodes vont s'entremêler à la fin du livre.

Dès le début, le ton est donné, l'incipit nous ouvre grand les portes de cet enfer : « J'ai fait de l'espoir mon fonds de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face ».

Puis…puis c'est infernal…

Entre le corps fiévreux de Seyoum du fait de ses addictions et de ses angoisses : « L'angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J'éloigne le téléphone de mon oreille. le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s'agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon coeur, me file une baffe»

Entre la violence que fait subir Seyoum aux candidats à l'exil : « Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu'à l'entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n'ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J'en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l'ordre : l'épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés ».

Entre la violence parmi les passeurs où la concurrence se durcit. Faire de la place de manière expéditive s'avère important pour affirmer sa puissance.

Entre la passé de Seyoum qui a vécu des choses si affreuses que j'ai du détourner la tête en les lisant.

Entre le manque d'hygiène et de confort, la chaleur. Odeurs et sons nous glacent. le silence, entre deux gémissements, est parfois insupportable au point de faire défiler les images au ralenti : « Il se dirige à l'arrière et déverrouille le cadenas de la porte qui retient les passagers. Six mecs qui y étaient adossés se cassent la gueule sans un cri, entraînant les autres dans leur chute. Ils se déversent sur le sol. L'odeur de pisse et d'excréments réveille mon envie de gerber ».

Avec ce livre, nous entrons dans l'intimité du passeur, borgne parmi les aveugles, pitoyable roi d'un royaume de pauvres hères, chargé de faire passer d'une rive à l'autre les humains les plus pauvres du monde, les faire passer de la rive de la misère à celle de l'espoir pour un prix absolument énorme, les économies de toute une vie. Or s'il les mets sur la bonne direction, le passeur les laisse souvent seul, désignant un pigeon parmi les migrants, sur le dos duquel il fait reposer toutes les responsabilités, eux qui n'ont jamais mis le pied sur un bateau, embarcation de piètre qualité qui plus est. Les naufrages sont ainsi très fréquents.

Vous l'aurez compris, c'est une lecture éprouvante qui a plus de poids qu'un simple article dans un journal ou un simili de reportage à la va vite dans un journal télévisé. C'est toute la puissance de la littérature de nous sensibiliser réellement, au plus profond de nous. de soulever le voile, de nous faire sentir, de nous ouvrir les yeux. de considérer avec bienveillance et humanité ces personnes que nous voyons dans nos villes et que nous regardons parfois avec distance. Ils ont vécu la pire horreur qui soit, des épreuves inracontables. « Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara ». Un grand merci à Stéphanie Coste pour ce message que je ne suis pas prête d'oublier.


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