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Critique de EtienneBernardLivres


le récit de voyages conté par Francis de Croisset est à la fois d'une grande subjectivité presque arbitraire dans les impressions, avec ironie le plus souvent, et d'une curiosité sincère et détachée de ce qu'il découvre.

Les choses les plus banales subissent son jugement, le simple excès de soleil, de luminosité, est un vilain défaut aux yeux de notre enfant gâté parisien :
« Que cette lumière est décevante ! Est-ce donc là la lumière de l'Extrême-Orient ? Tout est pâle, d'une pâleur stupéfiante de pellicule ratée »
Le gazon n'est pas vert, il est « métallique » à cause de tous ses rayons « blafards ».
Et quand c'est objectivement invivable, il est d'une sévérité implacable :
« Chaque rue est un couloir de hammam qu'empoisonne mollement un vent fétide comme une haleine de fiévreux »

L'élégant et raffiné parisien est souvent affolé, étonné, mais jamais définitivement découragé. Plus d'un aurait pris la fuite lors de la première nuit d'hôtel si le lit n'avait pas eu de moustiquaire, qu'une araignée noire bien velue avait élu domicile en la salle de bains ainsi qu'une famille de lézards innocemment suspendus sur les murs, le tout, sous une chaleur et une humidité suffocante.

L'une de ses voisines d'hôtel vit dans l'anxiété permanente, tout est suspect : les fruits touchés par les indigènes sont forcément tous contaminés, l'eau, la glace transmettent nécessairement la Typhoïde et même le thé n'échappe pas à une sévère réprobation. Celle-ci n'a pas du pénétrer bien loin dans la jungle cinghalaise…

L'auteur se montre au contraire courageux, son infatigable curiosité lui fait braver les forêts les plus denses malgré toutes les frayeurs qu'il va ressentir. Il est guidé par un officier anglais, le lieutenant Hollicott qui l'a pris en affection. Ruines, monuments, jungle profonde… Tout ou presque y passe.

C'est aussi indirectement la vie privée et publique des anglais et leurs relations avec les indigènes qui est observée.
L'invitation à dîner chez des amis cinghalais de haute classe affiche une amitié cordiale, mais aussi profondément hypocrite avec les anglais. La description est assez piquante et divertissante quand l'indiscrétion de l'auteur le mène dans le bureau du mari, feuilletant quelques livres ouverts dont les titres laissent peu de places au doute quant à l'hostilité politique du cinghalais à l'égard de la colonisation anglaise « La terreur anglaise aux Indes » « l'Inde, ou le martyre d'une race » (…) Alors que dans le salon figurait de solennels et graves portraits du roi George et de la Reine Victoria.
Mais comment douter des mauvaises intentions d'un tel individu alors qu'il s'habille à l'anglaise, est d'une parfaite courtoisie, et joue même au golf !

D'autres anglais ont des jugements rédhibitoires, nulle question d'avoir une quelconque relation avec un cinghalais, pire encore s'il s'agit d'un intellectuel : « Quand les « natives » (indigènes) n'ont pas des âmes d'esclaves, ils ont des âmes d'insurgés. Ils voudraient être maîtres chez eux »
« Dame ! Mettez-vous à leur place » … lui répond Francis de Croisset
« C'est précisément ce que nous avons fait ! »

Mais le véritable propriétaire de l'île semble être plutôt la très dominante nature. D'une végétation exubérante, féroce, hardie, destructrice, c'est elle qui ravage les ruines, envahit les temples et fait obstacle à l'homme. Comme le dit l'auteur, à Ceylan, le jardinier « ne cultive pas, il arrache »

En dehors de toutes ses notations spirituelles, légères et humoristiques, l'auteur a également toute la puissance d'évocation d'un poète :
« De cette orgie de feuilles, de fleurs, de troncs, de branches, de plantes, s'exhale une joie lyrique, furieuse, passionnée, et l'air est moins embaumé qu'alourdi de fortes sueurs de cette foule végétale. » les arbres de la jungle sont « délirants de sève et de lumière » et les toiles d'araignées pareilles à de « scintillants bouclier en filigrane d'argent » (...)

Quelques frissons nous traversent quand la chambre au rez-de-chaussée de l'auteur est inondée en pleine nuit de bêtes gluantes qui rampent dans l'ombre du parquet et dont la fenêtre ouverte laisse place à d'étranges animaux aux ailes déployées. Toute une nature surexcitée déborde dans la chambre et est continuellement entraînée par un concert infernal, sorte de mélange infâme de tous bruits d'insectes, râles et grognements sourds qui s'élèvent par milliers dans la jungle.
Quelques autres frayeurs encore quand, contemplant une statue de Bouddha au soleil, il observe un singulier collier… A moins qu'il ne s'agisse que d'un horrible python gigantesque gluant ! (…) Un serpent parmi de nombreuses espèces, dont l'un des serpents serait même domestique selon l'anglais, il faut s'y faire :

« Le serpent domestique fait partie du personnel de l'hôtel. Il est chargé de la chasse aux rats. »
« C'est un serpent de taille moyenne, dit Hollicott, qui, en principe, loge dans la cave, mais qui aime bien courir partout. Alors quand il siffle sous votre oreiller ou sous la table du Breakfast, la première fois, ça te fait quelque chose.
« C'est tout simplement odieux, dis-je »
"No, du Crousset, c'est inoffensif »
« Il suffit de sonner pour le sommelier et vous dire : « Desservez cette serpent » et il part avec » la mauvaise orthographe est volontaire, autant pour ajouter du piquant à l'humour anglais que de se moquer gentiment de la mauvaise prononciation fréquente des anglais qui tentent de parler français.

Tout ce que l'on trouve à chaque page est rempli d'esprit, extrêmement gai, spirituel, son voyage romancé est une constante raillerie jolie et fine et Francis de Croisset se moque aussi bien des hommes que des paysages eux-mêmes. Cet esprit léger n'est jamais hautain ou d'un jugement supérieur et dédaignant et il manie à la fois l'humour et l'instruction en confondant les deux avec un style tout à fait charmant et pétillant.
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