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Critique de Soune


Soune
05 février 2013
Il arrive quelques fois dans la vie que des rencontres nous marquent durablement. Elles peuvent être fugaces, imaginaires ou s'immiscer dans l'air du temps… Elles sont là et elles nous narguent. Elles ne nous lâchent que lorsqu'on a bien voulu leur ouvrir notre coeur. Cela m'est arrivé il y a quelques années. Ma vie était chaotique. J'avais l'impression de perdre pied.
J'avais donc besoin d'une rencontre frontale pour prendre conscience de certaines choses. Cette rencontre est restée pour moi mémorable. Elle a les traits d'un homme, un libanais. Un jour, je lui ai demandé:
-C'était comment de grandir dans un pays en guerre ?

Il m'a répondu :
- Oh ! Tu sais, à force on ne la voit plus…

Cette réponse m'avait tellement marquée que je n'ai pas poursuivi l'entretien. La phrase se suffisait à elle seule. Nous avions de suite parlé d'autres choses, pour notre plaisir à tous les deux, heureux de fuir l'impensable.

Dernièrement, je suis tombée sur un livre que j'avais noté dans mon carnet de lecture de 2008 et qui m'avait été vanté par la radio TSF. Bien que je sois consciente que tous les libanais ne partagent pas le même ressenti, l'ouvrage que je viens de lire m'a permise de retrouver l'atmosphère de cette rencontre que j'avais reléguée dans un coin de ma tête, poliment.
L'histoire est différente et pourtant les mêmes émotions sont palpables. Cependant je préfère vous laisser en compagnie d'un des deux écrivains de ce livre poignant. Il en donne un très bel aperçu :
« Au mois de juin 2006, j'organisais une manifestation autour de Beyrouth dans un théâtre parisien. A l'issue des représentations, une jeune femme, habillée en noir, timide, effarouchée même, est venue vers moi, elle m'a donné un manuscrit et sans dire un mot elle a disparu. Je l'ai lu le soir même. C'était une lettre ouverte à son père, qui avait rêvé pour sa fille la plus grande des libertés et qui allait justement, à cause de cette liberté, connaître la pire des servitudes. le texte était pudique, métaphorique. Je l'ai appelée pour savoir si elle était prête à aller plus loin, à vider réellement son sac. Elle s'était prêtée au jeu avec une transparence inouïe. Elle me faisait le récit de son enfance, de ses guerres, de ses drogues et de ses amours sans aucune censure. Elle racontait. J'écrivais. de cette rencontre est née une grande amitié et un texte de théâtre que j'ai soumis à Alain Timar, directeur du théâtre des Halles à Avignon. le lendemain, celui-ci prenait le TGV pour lui proposer de la mettre en scène et de l'accueillir dans son théâtre pour le festival d'Avignon. Elle qui était comédienne depuis l'âge de huit ans n'avait jamais joué en France. Son exil du Liban l'avait éloignée de la scène. Elle avait une telle avidité de jeu qu'au troisième jour les gens se battaient pour la voir. Impie, belle, ardente, et libérée, elle valait son pesant de poudre dans la Chapelle Sainte-Claire.
Toute la presse nationale a parlé de sa performance. Laure Adler et Fabienne Pascaud diront d'elle qu'elle a été la révélation du festival 2007. le conte de fées ballait se prolonger. Thierry Fabre, qui avait vu le spectacle, nous a demandé d'en faire un récit. Nous nous sommes retrouvés à Paris. Chaque jour, Darina me racontait, tantôt en arabe, tantôt en français, année par année, sa vie et, moi, j'écrivais. A la fin, je me suis retrouvé avec des centaines de feuillets. Il fallait agencer le tout, sans jamais perdre la musique de son récit oral, en faire une fiction où tout est vrai. La vie roman de Darina raconte aussi l'histoire insensée de ce Liban qui jubile en temps de guerre et s'effondre en temps de paix, tout comme elle dit combien est vulnérable la liberté de la femme, qui restera à jamais une langue étrangère aux yeux de l'homme. »


Résumé de la quatrième de couverture :
Quel est le prix de la liberté, qu'elle soit sexuelle, amoureuse, politique, sociale ou religieuse ?...Telle est la question que pose cette histoire stupéfiante, faite de vérité et de folie, de rage et de tendresse. La narratrice grandit dans le Liban contemporain en s'efforçant d'être fidèle au rêve de son père, un journaliste et écrivain pour qui la liberté n'est pas négociable. Mais ce rêve va se fracasser sur la violence et la haine de la guerre civile, qui tolère tous les excès-sexe, alcool, drogue, provocations. le refus affiché des règles sociales et des convenances religieuses finit pourtant par défier une société qui réprime durement l'insoumission… Voici le récit d'une renaissance, le retour à la lumière d'une jeune femme qui a côtoyé la folie et la mort. Audacieux, impudique et bouleversant, son témoignage dévoile une immense fragilité mais aussi une force et une espérance irréductibles.


Mon avis :
Darina Al-Joundi était une parfaite inconnue pour moi jusqu'à présent. Ma première rencontre avec ce livre a eu lieu avec la couverture. J'avais du mal à quitter la femme des yeux. Elle m'inspirait beaucoup de tendresse, d'émotions réfrénées, de sensibilité et d'intimité. Tandis que j'entendais à mes oreilles les paroles de Nina Simone chanter « My baby don't care for shows, My baby don't care for clothes, My baby just cares for me, My baby don't care for cars and races...», j'étais curieuse de connaître le lien qui unissait cette chanteuse de jazz à un récit sur la guerre au Liban, sur cette femme que je pouvais voir sur la couverture du livre et qui m'évoquait tant d'émotions disparates et souvent extrêmes. Quel rôle jouait Nina Simone dans ce récit ?

Ce livre est difficile à digérer. Il remue tellement de choses, le propre de la guerre sans doute comme l'écrivent les deux auteurs de ce livre. « La guerre crée un état de non-droit, elle régularise la mort, normalise la barbarie, entretient la peur et les fantasmagories, ravive les vieux démons, ébranle la morale et l'humanisme ».

Cela fait cinq jours que je tente de mettre des mots sur mes émotions pour présenter ce livre et pour comprendre pourquoi les mots sont en grève devant tant de maux révélés, des maux sans frontières et qui touchent tout le monde, sans distinction de race, de sexe, de couleur, d'âge et de religion.
Souvent, nous n'avons de la guerre que des déferlantes d'images télévisuelles oppressantes représentant nombre d'immeubles bombardés ou encore de corps déchiquetés. Lorsque les victimes, lorsqu'elles sont encore vivantes, sont interrogées, pressées de témoigner, elles parlent alors souvent de leur fuite. Rarement, dans ces reportages, il est choisi d'entrer avec elles dans le vif du sujet. Dès lors, on ne vit pas en leur compagnie l'atrocité de leur quotidien. Et pourtant comment vit-on dans un pays en guerre ? Finit-on par l'oublier comme me l'a dit mon ami ? Arrive-t-on à vivre normalement ? Quelles images revêt la normalité en tant de guerre ? Les émotions ont-elles leurs places et, si oui, sous quelles formes ?

A mon sens, ce récit est un témoignage d'une forme de survivance. Darina a tenté de vivre, puis de survivre. Elle a tenté la douceur, puis naturellement s'est tournée vers la violence souvent sans se rendre compte de la brutalité qui l'agitait, étreignant la réalité quitte à se faire mal, jouant avec la vie comme on joue avec un ami.

Cette histoire commence le jour de l'enterrement du père de la narratrice, Darina Al-Joundi. Un père mort parce qu'il « avait tout dit » et qu'il n'avait plus rien à raconter à sa fille, alors que les « maisons bombardées fument encore. L'armée israélienne vient juste d'évacuer le Sud-Liban après vingt ans d'occupation. » Et là, les femmes se mettent à pleurer et à gémir. Elles se jettent sur son père. Elles sont tristes. Puis, soudain, « une voix étrange » hurle des sourates du Coran. La narratrice a aussitôt le ventre « déchiré ». « J'ai ouvert la porte de la pièce voisine. Elle était pleine de femmes en noir, elles pleuraient autour d'un radiocassette qui diffusait des prières. Je les ai enjambées, je les ai piétinées, je me suis emparée du radiocassette. J'en ai coupé le son. Les femmes poussaient des cris d'horreur. Ma mère, mes soeurs tentaient de me rattraper :
Arrête tu es folle, reviens, ce n'est pas le moment…

J'ai couru me réfugier dans la chambre de mon père. J'ai fermé à double tour la lourde porte en chêne. J'ai entendu les hommes hurler :
Espèce de folle, remets le Coran sinon on te tue. Ouvre salope, ouvre ! On ne coupe pas la parole de Dieu. Ouvre putain, si tu touches au Livre de Dieu, tu es morte.
De derrière la porte je criais à mon tour :
Ce n'est pas le Dieu de mon père. Il n'a jamais eu de Dieu, mon père. Il m'a fait jurer : « Ma fille, fais gaffe à ce que ces chiens ne mettent pas du Coran le jour de ma mort. Ma fille, je t'en prie, je voudrais du jazz à ma mort et même du hip hop, mais surtout pas du Coran ». Je veux bien lui mettre Nina Simone, Miles Davies, Fairouz et même Mireille Mathieu, mais pas de Coran. Vous m'entendez, je vais lui passer à la place de vos prières le dernier Tango à Paris. Il prenait toujours du Fleurier demi-sel. Vous ne l'enterrerez pas comme ça, vous ne l'aurez pas. Je ne vous ouvrirez jamais. J'ai enlevé la cassette du Coran et j'ai mis Save Me de Nina Simone. Les coups redoublaient contre la porte. Moi, je dansais seule face à mon père. Je lui parlais fort, comme si je voulais le réveiller de sa mort :
- Heureux ? Tu l'as eue ta Nina Simone, tu l'as eu ton jazz, je t'ai épargné le Coran, n'est-ce pas ? Et maintenant qu'est-ce que je fais ? Qui va me protéger contre ces monstres ! C'est toi qui me l'a appris : « Méfie-toi ma fille, tous les hommes de ce pays sont des monstres pour les femmes. Ils sont obsédés par les apparences, ils sont ligotés par les coutumes, ils sont rongés par Dieu, ils sont bouffés par leurs mères, ils sont taraudés par le fric, ils passent leur vie à offrir sur un plateau leur cul au bon Dieu, ils ouvrent leur braguette comme on arme une mitraillette, ils lâchent leur sexe sur les femmes comme on lâche des pitbulls. Quels chiens ! » Tout à l'heure, une de tes ex-maitresses a voulu t'embrasser les mains. Je lui ai conseillé de t'embrasser la bite. On ne sait jamais, elle aurait pu te ressusciter. Elle aurait joué Jésus et toi, Lazare. »

Ce livre est l'histoire d'un amour fou d'un homme pour la liberté et qui, coûte que coûte l'inculquera à ses enfants. Contrairement à la plupart des parents qui s'insurge devant les écarts commis par leurs enfants, le père de Darina s'en faisait une joie. Il devenait le complice de leurs manquements. Il leur apprenait l'arabe en chansons ou en poésies, leur affirmait que Marx était né en Syrie, là même où il était né. Laïc fervent, il comparait le Christ à Guevara, persuadé qu'un « type qui transforme l'eau en vin ne peut pas être foncièrement mauvais ».

Darina aurait pu être une enfant comme les autres mais son histoire démontre le contraire. En révélant ses origines, elle pose la question de la liberté face à l'autoritarisme et aux limites de la pensée humaine:
« Mes soeurs et moi étions conscientes très tôt de ne pas être comme les autres. Notre père était un refugié politique syrien, titulaire d'une simple carte de séjour renouvelable tous les trois mois et notre mère libanaise ne pouvait pas en fonction de la loi qui règne dans tous les pays arabes, nous transmettre sa nationalité parce qu'elle était une femme. Nous étions toutes les trois sans papiers dans le pays où nous étions nées. Et dans ce Liban où chacun n'existe que par sa communauté et sa confession, nous n'avions ni communauté, ni confession. Nous ne savions pas si nous étions chrétiennes ou musulmanes. Quand nous posions la question à notre père, il répondait :
Vous êtes des filles libres. Un point c'est tout. »

Une bonne soeur s'indigne par exemple de ne pouvoir caser Darina dans une confession quelconque et ainsi la diriger vers le cours approprié. Darina ne comprend pas pourquoi on l'empêche de suivre la voie de son coeur : « Et moi, plongée dans ce gouffre auquel je ne comprenais rien, je me suis accrochée à sa robe :
- Je vous en prie soeur Thérèse, ne me privez pas de catéchisme, j'avale toutes les hosties à moi seule, je connais par coeur toutes les histoires, j'aime la messe, ne me chassez pas. » La bonne soeur, pleine de pitié, lui demande pourquoi elle est autant attachée au catéchisme. Et Darina, aussi sincère que peuvent l'être les enfants, répond tout naturellement :
« Pour l'histoire de la pute, j'adore les histoires de putes ». La bonne soeur a embrassé sa croix, outrée, et a répondu : « Seigneur, on ne les changera jamais».

Sur fonds de bombarments incessants, nous découvrons avec Darina comment des hommes perdent leur humanité ou comment les hommes ont en eux naturellement une certaine « inhumanité ». « Nous n'étions plus des hommes. Les loups, sans doute sont moins cruels ». Face à la folie meurtrière, on réagit comme on peu. Darina rit « à force d'avoir peur », puis décide de vivre comme son père lui a appris, sans peur et sans reproches. Mais la triste réalité finira par la rattraper, violemment. Elle sera internée dans un asile psychiatrique, histoire de l'obliger à rentrer dans le moule. Meurtrie, elle apprendra à se libérer et fuira pour mieux se retrouver, ailleurs. Ses origines ? Pour Darina, ses racines n'ont pas de frontières terrestres.

Ce texte a plusieurs lectures. On peut le lire comme un support historique concernant le Liban en guerre, mais ont peut aussi s'intéresser à ce récit pour tout ce qui attrait à la place de l'intimité de chacun pendant la guerre et voir quelle place et quel droit l'intimité peut avoir. Face à l'absurdité de la guerre, la croissance de l'individu se révèle être un reflet de la guerre. le corps devient en effet ici une lutte perpétuelle vers la liberté. Tout amour est impossible. Nous dit Darina. « Beyrouth était tellement démantelé, brisé en une infinité d'îlots et d'univers qu'une fille avait intérêt à avoir un amoureux habitant dans la même rue et de préférence dans le même immeuble, sinon son amour serait impossible ». Puisque aucun tabou n'est présent, aucun amour possible, la seule issue pour atteindre la liberté reste la libération sexuelle pour Danira. Elle la recherche et comme elle n'a pas de partenaire, elle décide de se dépuceler seule :

« Je me suis accroupie. Je ne me suis pas caressée le sexe. J'ai juste senti au bout de mes doigts les poils un peu drus, j'ai écarté mes lèvres, j'ai enfoncé lentement mes doigts, j'entendais le rire de mon père, je voyais le regard malicieux de Maher, j'ai senti quelque chose qui résistait, j'ai forcé. J'ai senti quelque chose couler sur mes doigts. J'ai retiré ma main, elle était rouge. La porte s'est ouverte. Maher était de retour. Dehors, la guerre n'en finissait pas. »

Ce premier rapport sexuel censé être important est d'autant plus brutal qu'il se fait seul. Cette violence n'est pas sans faire écho au monde extérieur. Les violences sont partout. Bombardements, trahisons de voisins… Mais, comme elle le dit elle-même, Darina était « convaincue qu'elle allait mourir d'une seconde à l'autre. » Alors, elle « mettait les bouchées doubles. » Elle « était donc affamée de tout. »

Dans ce livre on se rend compte à quel point l'instant présent est important. Ici, il est même le seul gage de réalité, seul refuge face à l'atrocité humaine auquel on se voue corps et âme, entièrement.

Il arrive quelques fois dans la vie que des rencontres nous marquent durablement. Elles peuvent être fugaces, imaginaires ou s'immiscer dans l'air du temps… Ici, cette rencontre se retrouve à travers ce livre. Ce moment est réel. le rêve y est absent. Plus personne ne rêve. On écoute bouche bée Darina nous conter son passé, recevant chaque impact des mots en pleine face telle une bombe sur un civil. Un magnifique témoignage qui pose ici la fureur de vivre comme archétype de la vie. Les mots frappent chaque page qu'ils soient crus, émouvants ou drôles mais le sourire fait rapidement pâle figure… le sourire se meurt tandis qu'une voix continue de se faire entendre. Nina Simone chante quelque part, toujours là, malgré tout, représentant ainsi toutes les voix tues que cette afro-américaine, cette militante des droits civiques aux Etats-Unis, a su transformer en chant universel.

Un petit aperçu de Nina Simone qui chante ici Save me....
Lien : http://aupetitbonheurlapage...
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