À la première gorgée de bière, amère et sombre comme la mer d’Irlande, un nerf a bougé sous la peau de sa mâchoire. Des cercles pâles… vingt visages, tous tournés vers la grande silhouette du nouveau venu. On observe les cheveux mi- longs qui effleurent ses épaules et ses avant-bras, pliés sur le bar. L’étranger porte une chemise de coton à carreaux ; belle étoffe et belle façon. Progressivement, l’un après l’autre, les regards des clients se détachent de lui. Les consommateurs du HMS Victory reprennent leurs conversations, une table, puis l’autre. Les buveurs de gin et de bière du pub, commencent à s’habituer à la présence de ce grand type. Le nouveau venu, un homme du sud, a jeté sur un tabouret de bois noir, son Perfecto crème. Il parle avec un accent chantant, et porte des santiags claires. Talon biseauté, ses bottes mexicaines ferrées, lui montent à mi-mollet. Un touriste en jeans Wrangler riveté… un Espagnol ou un Italien. En tout cas, pas un Français ; le patron du bar a foré pour Elf-Aquitaine en Mer du Nord, il en aurait reconnu l’accent. L’étranger et sa valise intriguent. Il faut dire que des touristes, avec le guide de voyage à la main, on en voit peu à Shankill road, coeur loyaliste de Belfast.
Et on se disait encore et encore que le client du jour, putain... était une pointure. Des truands, des marlous, on en avait tant alpagués... mais là, c'était rien de moins que Caviani.
Une rafale de vent avait fait tomber une branche de robinier, et les huit hommes en planque côté cimetière, dans les cryptes, sous les troènes ou derrière les cénotaphe, avaient crispé le poing sur leurs crosses, certaines noires, d'autres argentées, mais toutes marquées de la sueur et de l'humidité de la nuit.