Règne animal est un cauchemar de merde et de viande, laissant par moments la sensation d'être couvert soi-même d'immondices. Pas de place pour le charme de l'imaginaire ni pour la poésie rustique, Jean-Baptiste Amo opte pour un réalisme sale dans ce roman au souffle long qui piège les désastres du modèle agricole intensif.
L'auteur ne rate pas sa cible en décrivant le quotidien d'une ferme vivrière du début du XXe siècle pour laquelle le bétail était une richesse, devenue en 1981 une porcherie strictement organisée selon une logique productiviste. L'écriture n'édulcore ni ne masque la dureté ou la maltraitance érigées en mode de fonctionnement, elle en souligne tous les détails sordides. Comme pour laisser le lecteur ou la lectrice sans distance possible pour échapper à la cruauté banalisée de ce type d'élevage qui voit les hommes passer de paysans à exploitants et les animaux de cheptel à minerai.
Le tranchant d'un phrasé au scalpel, la plume sans inhibition, la sensation de voir éclore quelque chose de monstrueux...Tout cela pourrait ôter tout désir d'empathie si on n'était pas tenté de déceler dans quelques phrases lâchées çà et là une tragique histoire familiale cernée par le sentiment d'un sort maudit, d'un héritage piégé. Un vide vénéneux qui se transmettrait par le sang et qui contaminerait tout : relations entre les hommes, relations au sein de la famille, et traitement infligé aux bêtes qui ne seraient que le dernier maillon de cette chaîne engendrée par des aïeux qui n'ont connu qu'une vie misérable et une proximité poisseuse avec leurs bêtes. Une ferme souillarde porteuse de germes qui se sont déposés au fil des années sur les générations suivantes.
Avec
Règne animal, Jean-Baptiste Amo balaie d'un revers de la main toute vision sublimée de la vie rurale, c'est un texte radical avec l'abjection comme moteur. Mais il nous console avec de magnifiques portraits de personnages malheureux face au monde qui les entoure. Il trempe sa plume dans les crevasses d'hommes qui épuisent leurs forces dans un système qui les dévore, eux et leur famille. Comme il montre toutes les imperfections au grand jour laissant le sentiment d'une interminable défaite contre laquelle il est difficile de lutter.
Ce qui nous retient également captif dans ce bouquin c'est l'écriture. L'auteur fend l'air vicié avec des mots sûrs et pénétrants. Même si le style soutient le scalpel qui égorge les porcelets impropres à l'élevage, les mots nous sauvent des malheurs infinis de cette famille. Non qu'ils offrent une aspérité réconfortante ou une poche d'oxygène mais ils confèrent à ce roman une intensité rare, une force magnétique rarement rencontrée dernièrement.
De manière insidieuse, ce livre se fraye un chemin dans la tête faisant de nous des voyeurs malmenés, et ne nous lâche pas, même au-delà de la lecture. Ce roman dégoûte, ce roman déprime, mais son esthétique littéraire à laquelle j'ai succombé en fait une oeuvre unique.
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